Pendant qu’on se mettait en rang, le Bouillon est venu. Le Bouillon, c’est un autre surveillant, qu’on appelle comme ça parce qu’il dit toujours : « Regardez-moi dans les yeux », et comme dans le bouillon il y a des yeux, on l’appelle le Bouillon. Ce sont les grands qui ont trouvé ça.
« Alors, mon vieux Bordenave, a dit le Bouillon, ça ne s’est pas trop mal passé ? – Comme d’habitude, a répondu monsieur Bordenave, qu’est-ce que tu veux, moi, je prie pour qu’il pleuve, et quand je me lève le matin et que je vois qu’il fait beau, je suis désespéré ! »
Non, vraiment, moi je ne comprends pas monsieur Bordenave, quand il dit qu’il n’aime pas le soleil !
Je quitte la maison
Je suis parti de la maison ! J’étais en train de jouer dans le salon et j’étais bien sage, et puis, simplement parce que j’ai renversé une bouteille d’encre sur le tapis neuf, maman est venue et elle m’a grondé. Alors, je me suis mis à pleurer et je lui ai dit que je m’en irais et qu’on me regretterait beaucoup et maman a dit : « Avec tout ça il se fait tard, il faut que j’aille faire mes courses. » et elle est partie.
Je suis monté dans ma chambre pour prendre ce dont j’aurais besoin pour quitter la maison. J’ai pris mon cartable et j’ai mis dedans la petite voiture rouge que m’a donnée tante Eulogie, la locomotive du petit train à ressort, avec le wagon de marchandises, le seul qui me reste, les autres wagons sont cassés, et un morceau de chocolat que j’avais gardé du goûter. J’ai pris ma tirelire, on ne sait jamais, je peux avoir besoin de sous, et je suis parti.
C’est une veine que maman n’ait pas été là, elle m’aurait sûrement défendu de quitter la maison. Une fois dans la rue, je me suis mis à courir. Maman et papa vont avoir beaucoup de peine, je reviendrai plus tard, quand ils seront très vieux, comme mémé, et je serai riche, j’aurai un grand avion, une grande auto et un tapis à moi, où je pourrai renverser de l’encre et ils seront drôlement contents de me revoir.
Comme ça, en courant, je suis arrivé devant la maison d’Alceste, Alceste c’est mon copain, celui qui est très gros et qui mange tout le temps, je vous en ai peut-être déjà parlé. Alceste était assis devant la porte de sa maison, il était en train de manger du pain d’épices. « Où vas-tu ? » m’a demandé Alceste en mordant un bon coup dans le pain d’épices. Je lui ai expliqué que j’étais parti de chez moi et je lui ai demandé s’il ne voulait pas venir avec moi. « Quand on reviendra, dans des tas d’années, je lui ai dit, nous serons très riches, avec des avions et des autos et nos papas et nos mamans seront tellement contents de nous voir, qu’ils ne nous gronderont plus jamais. » Mais Alceste n’avait pas envie de venir. « T’es pas un peu fou, il m’a dit, ma mère fait de la choucroute ce soir, avec du lard et des saucisses, je ne peux pas partir. » Alors, j’ai dit au revoir à Alceste et il m’a fait signe de la main qui était libre, l’autre était occupée à pousser le pain d’épices dans sa bouche.
J’ai tourné le coin de la rue et je me suis arrêté un peu, parce qu’Alceste m’avait donné faim et j’ai mangé mon bout de chocolat, ça me donnera des forces pour le voyage. Je voulais aller très loin, très loin, là où papa et maman ne me trouveraient pas, en Chine ou à Arcachon où nous avons passé les vacances l’année dernière et c’est drôlement loin de chez nous, il y a la mer et des huîtres. Mais, pour partir très loin, il fallait acheter une auto ou un avion. Je me suis assis au bord du trottoir et j’ai cassé ma tirelire et j’ai compté mes sous. Pour l’auto et pour l’avion, il faut dire qu’il n’y en avait pas assez, alors, je suis entré dans une pâtisserie et je me suis acheté un éclair au chocolat qui était vraiment bon.
Quand j’ai fini l’éclair, j’ai décidé de continuer à pied, ça prendra plus longtemps, mais puisque je n’ai pas à rentrer chez moi, ni à aller à l’école, j’ai tout le temps. Je n’avais pas encore pensé à l’école et je me suis dit que demain, la maîtresse, en classe, dirait : « Le pauvre Nicolas est parti tout seul, tout seul et très loin, il reviendra très riche, avec une auto et un avion », et tout le monde parlerait de moi et serait inquiet pour moi et Alceste regretterait de ne pas m’avoir accompagné. Ce sera drôlement chouette.
J’ai continué à marcher, mais je commençais à être fatigué, et puis, ça n’allait pas bien vite, il faut dire que je n’ai pas des grandes jambes, ce n’est pas comme mon ami Maixent, mais je ne peux pas demander à Maixent de me prêter ses jambes. Ça, ça m’a donné une idée : je pourrais demander à un copain de me prêter son vélo. Justement je passais devant la maison de Clotaire. Clotaire a un chouette vélo, tout jaune et qui brille bien. Ce qui est embêtant, c’est que Clotaire n’aime pas prêter des choses.
J’ai sonné à la porte de la maison de Clotaire et c’est lui-même qui est venu ouvrir. « Tiens, il a dit, Nicolas ! Qu’est-ce que tu veux ? – Ton vélo », je lui ai dit, alors Clotaire a fermé la porte. J’ai sonné de nouveau et, comme Clotaire n’ouvrait pas, j’ai laissé le doigt sur le bouton de la sonnette. Dans la maison j’ai entendu la maman de Clotaire qui criait « Clotaire ! Va ouvrir cette porte ! » Et Clotaire a ouvert la porte mais il n’avait pas l’air tellement content de me voir toujours là. « Il me faut ton vélo, Clotaire, je lui ai dit. Je suis parti de la maison et mon papa et ma maman auront de la peine et je reviendrai dans des tas d’années et je serai très riche avec une auto et un avion. » Clotaire m’a répondu que je vienne le voir à mon retour, quand je serai très riche, là, il me vendra son vélo. Ça ne m’arrangeait pas trop, ce que m’avait dit Clotaire, mais j’ai pensé qu’il fallait que je trouve des sous ; pour des sous, je pourrais acheter le vélo de Clotaire. Clotaire aime bien les sous.
Je me suis demandé comment faire pour trouver des sous. Travailler, je ne pouvais pas, c’était jeudi. Alors j’ai pensé que je pourrais vendre les jouets que j’avais dans mon cartable : l’auto de tante Eulogie et la locomotive avec le wagon de marchandises, qui est le seul qui me reste parce que les autres wagons sont cassés. De l’autre côté de la rue j’ai vu un magasin de jouets, je me suis dit que, là, ça pourrait les intéresser mon auto et le train.
Je suis entré dans le magasin et un monsieur très gentil m’a fait un grand sourire et il m’a dit : « Tu veux acheter quelque chose, mon petit bonhomme ? Des billes ? Une balle ? » Je lui ai dit que je ne voulais rien acheter du tout, que je voulais vendre des jouets et j’ai ouvert le cartable et j’ai mis l’auto et le train par terre, devant le comptoir. Le monsieur gentil s’est penché, il a regardé, il a eu l’air étonné et il a dit : « Mais, mon petit, je n’achète pas des jouets, j’en vends. » Alors je lui ai demandé où il trouvait les jouets qu’il vendait, ça m’intéressait. « Mais, mais, mais, il m’a répondu, le monsieur, je ne les trouve pas, je les achète. – Alors, achetez-moi les miens », j’ai dit au monsieur. « Mais, mais, mais, il a fait de nouveau, le monsieur, tu ne comprends pas, je les achète, mais pas à toi, à toi je les vends, je les achète dans des fabriques, et toi... C’est-à-dire...» Il s’est arrêté et puis il a dit « Tu comprendras plus tard, quand tu seras grand. » Mais, ce qu’il ne savait pas, le monsieur, c’est que quand je serai grand, je n’aurai pas besoin de sous, puisque je serai très riche, avec une auto et un avion. Je me suis mis à pleurer. Le monsieur était très embêté, alors, il a cherché derrière le comptoir et il m’a donné une petite auto et puis il m’a dit de partir parce qu’il se faisait tard, qu’il devait fermer le magasin et que des clients comme moi, c’était fatigant après une journée de travail. Je suis sorti du magasin avec le petit train et deux autos, j’étais rudement content. C’est vrai qu’il se faisait tard, il commençait à faire noir et il n’y avait plus personne dans les rues, je me suis mis à courir. Quand je suis arrivé à la maison, maman m’a grondé parce que j’étais en retard pour le dîner.