Strougatski Arcadi et Boris
Le Petit
Traduit du russe par Svetlana Delmotte
1984, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
CHAPITRE PREMIER
VIDE ET SILENCE
— Tu sais, dit Maïka, j’ai une espèce de pressentiment débile …
Nous nous trouvions près du glider, elle regardait à ses pieds et piochait de son talon le sable gelé.
Je ne sus quoi répondre. Je n’éprouvais aucun pressentiment, mais tout compte fait je ne raffolais pas non plus de cet endroit. Plissant les yeux, je me mis à contempler l’iceberg. Tel un gigantesque bloc de sucre, il pointait au-dessus de l’horizon, un croc crénelé d’un blanc aveuglant, totalement froid, totalement immobile, totalement homogène, sans le moindre scintillement ou miroitement pittoresques — on voyait bien qu’une fois son irruption accomplie, cent mille ans auparavant, dans cette rive plate, sans défense, il était fermement décidé à traîner ici encore cent mille ans pour rendre envieux ses confrères qui dérivaient dans l’océan comme des âmes en peine. La plage lisse, gris-jaune, partait vers lui, étincelante de myriades d’écailles de givre ; à droite s’étalait l’océan, couleur de plomb, aux exhalaisons de métal glacé, strié de rides mouvantes, virant au noir d’encre sur la ligne d’horizon, anormalement mort. À gauche, nappant les sources chaudes et le marécage, s’étendait en strates une brume grise derrière laquelle se devinaient vaguement des monts hérissés ; encore plus loin s’étageaient de sombres rochers abrupts tachetés de neige. Ces rochers s’étiraient à perte de vue le long de toute la côte ; au-dessus, un minuscule soleil qui ne chauffait guère montait dans un ciel sans nuages, mais aussi sans joie, glacial, d’un gris lilas.
Wanderkhouzé s’extirpa du glider, tira immédiatement sur sa tête sa capuche fourrée et s’approcha de nous.
— Je suis prêt, annonça-t-il. Où est Komov ?
Maïka haussa brièvement les épaules et souffla sur ses doigts engourdis.
— Il ne va pas tarder, j’imagine, supposa-t-elle distraitement.
— Où allez-vous aujourd’hui ? demandai-je à Wanderkhouzé. Au lac ?
Wanderkhouzé renversa légèrement son visage en arrière, avança sa lèvre inférieure et me jeta un coup d’œil endormi par-dessus le bout de son nez, ce qui le fit aussitôt ressembler à un chameau âgé aux favoris de lynx.
— Tu t’ennuies ici tout seul, prononça-t-il, compatissant. Il te faudra pourtant patienter, qu’en penses-tu ?
— Je le pense, oui.
Wanderkhouzé renversa la tête encore plus en arrière et tourna son regard de côté de l’iceberg avec cette même superbe de chameau.
— Oui, dit-il, toujours compatissant. Il y a ici beaucoup de traits communs avec la Terre, mais ce n’est pas la Terre. C’est là l’ennui avec ces mondes de type terrestre. On se sent constamment trompé. Volé. Néanmoins, on peut s’y habituer aussi, qu’en penses-tu, Maïka ?
Maïka resta silencieuse. Ce jour-là elle était particulièrement triste. Ou au contraire, furieuse. Ce qui toutefois lui arrivait souvent ; c’est un état qu’elle aimait.
Derrière, avec un léger clappement, éclata la membrane de la trappe, et Komov sauta sur le sable. Tout en boutonnant sa pelisse, il nous rejoignit à grands pas et s’enquit d’un ton bref.
— Prêts ?
— Prêts, répondit Wanderkhouzé. Où va-t-on aujourd’hui, Guénnadi ? De nouveau au lac ?
— Bon, lança Komov, s’escrimant sur la fermeture de son col. Si j’ai bien compris, Maya, aujourd’hui nous étudions le carré soixante-quatre. Mes points sont : rive ouest de l’océan, hauteur sept, hauteur douze. Nous préciserons l’horaire en route. Popov, je vous prie d’envoyer les radiogrammes que j’ai laissés au poste de pilotage. Contact avec moi par le glider. Retour prévu à dix-huit heures zéro zéro, heure locale. En cas de retard nous vous avertirons.
— Compris, répliquai-je sans enthousiasme : je n’appréciais pas la mention d’un retard éventuel.
Maïka s’approcha sans mot dire du glider. Komov finit par avoir raison de sa fermeture, passa la main sur sa poitrine et se dirigea à son tour vers le glider. Wanderkhouzé me serra l’épaule.
— Reluque le moins possible tous ces paysages, conseilla-t-il. Reste autant que tu peux à la maison et lis. Ne te fais pas de bile.
Il grimpa sans se presser dans le glider, s’installa à la place du conducteur et me fit un signe de la main. Maïka se permit, enfin, un sourire et agita la main aussi. Sans me regarder, Komov inclina la tête, la lucarne se referma et je ne le vis plus. Le glider démarra silencieusement, s’éleva en glissant à une vitesse fulgurante, devint aussitôt un minuscule point noir, puis disparut, comme s’il n’avait jamais existé. Je demeurai seul.
Je me tins debout un moment, les mains profondément enfoncées dans les poches de ma pelisse, à observer mes gamins à l’ouvrage. Après une nuit de bon travail, leurs traits étaient tendus, ils avaient maigri et maintenant, leurs engloutisseurs énergétiques dépliés au maximum, ils avalaient avidement le petit bouillon pâlot dont les abreuvait le chétif astre lilas. Ils n’avaient pas d’autre préoccupation, pas d’autre besoin ; même moi, je ne leur étais pas nécessaire, en tout cas, pas jusqu’à la fin de leur programme. Il est vrai que ce gros lourdaud de Tom, chaque fois que je me retrouvais dans le champ de ses viseurs, allumait son signal frontal rouge rubis et, à condition de le vouloir, on pouvait interpréter cela comme un bonjour, comme une révérence polie et distraite, mais moi, je savais bien que cela ne signifiait que « Chez moi et chez les autres tout est en ordre. Nous exécutons notre tâche. Y a-t-il de nouvelles instructions ? » Je n’en avais pas. En revanche j’avais beaucoup de solitude, et un énorme, énorme silence de mort.
Ce n’était pas le silence cotonneux d’un laboratoire acoustique qui fait bourdonner les oreilles ; pas non plus cet admirable silence d’une soirée terrestre à la campagne, rafraîchissant, baignant tendrement l’esprit, celui qui nous apaise et nous met en communion avec ce qu’il existe de mieux dans l’univers. Ce silence-ci était particulier — strident, transparent comme le vide, tendant tous les nerfs — le silence d’un monde immense, complètement désertique.
Je regardai alentour à la manière d’une bête traquée. Il ne faut sans doute pas parler ainsi de soi-même ; il faudrait sans doute dire simplement « Je regardai alentour. » En réalité, cependant, je ne regardai pas alentour n’importe comment, mais exactement à la manière d’une bête traquée. Les cybers s’affairaient sans le moindre bruit. Le soleil lilas aveuglait sans le moindre bruit. D’une façon ou d’une autre, il me fallait mettre fin à cet état de choses.
Par exemple, je pouvais me reprendre en main et aller jusqu’à l’iceberg. Cela faisait environ cinq kilomètres de marche, alors que le manuel standard interdisait catégoriquement à un garde de s’éloigner de l’astronef de plus de cent mètres. Peut-être que dans des circonstances différentes, il aurait été diaboliquement tentant de prendre le risque de violer le règlement. Mais pas ici. Ici je pouvais m’éloigner de cinq kilomètres aussi bien que de vingt-cinq sans que rien n’arrivât ni à moi, ni à mon vaisseau, ni à la dizaine d’autres astronefs placés actuellement dans toutes les zones climatiques de la planète au sud de ma position. Aucun monstre avide de sang ne bondirait de cette broussaille noueuse pour me dévorer — ici il n’y avait pas de monstres. Aucun typhon féroce ne viendrait de l’océan soulever l’astronef et le projeter contre ces rochers lugubres — ni typhons, ni tremblements de terre n’avaient été signalés en ces lieux. Il n’y aurait pas d’appel superurgent de la base annonçant une alerte biologique — aucune alerte biologique n’avait de chances de se produire ; il n’y avait ici ni bactéries ni virus dangereux pour des êtres polycellulaires. Sur cette planète il n’y avait rien, sinon l’océan, les rochers et les arbres nains. Violer le règlement dans ces conditions n’offrait pas le moindre intérêt.