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— Merci, dis-je, et je bus une gorgée.

Maïka releva sa tête.

— Ah, c’est toi ? fit-elle, mécontente. Qu’est-ce que tu veux ?

— Je passais, répondis-je avec bonhomie. Tu t’es bien promenée ?

— Quelle idée, protesta-t-elle, me reprenant la bouteille. Je bosse ici comme une damnée, hier soir je n’ai rien fichu, ça s’est accumulé … De quelle promenade parles-tu ?

Elle me rendit la bouteille, je bus machinalement une autre gorgée, ressentant une vague inquiétude, et soudain un voile tomba de mes yeux : Maïka avait une tenue pour rester chez soi : son gilet duveteux préféré, un short, un foulard noué sur la tête ; ses cheveux sous le foulard étaient humides.

— Tu as pris une douche ? demandai-je, hébété. Elle me répondit, mais j’avais déjà tout compris. Je me levai, posai soigneusement la bouteille sur la chaise, bredouillai quelques mots, je ne me souviens plus lesquels. Me retrouvai, je ne sais comment, dans le couloir, puis dans ma cabine, éteignis sans aucune raison le plafonnier, allumai sans aucune raison la veilleuse, m’allongeai sur la couchette et me tournai face contre le mur. Le frisson me secouait de nouveau des pieds à la tête. Je me rappelle les bribes des pensées qui tournaient en rond dans mon cerveau, du genre « Maintenant c’est sûr que tout est fini, tout est vain, maintenant c’est définitif et irrévocable. » Je me surpris en train de tendre l’oreille comme la veille. Et comme la veille, j’entendais quelque chose, quelque chose d’inconvenant. Alors je me levai d’un bond, fouillai dans ma table de chevet, pris un cachet de somnifère et le mis sous ma langue. Ensuite je me recouchai. Des lézards martelaient les murs, le plafond ombragé tournoyait lentement, la veilleuse tantôt s’éteignait complètement, tantôt jetait une lumière insupportablement vive, des mouches agonisantes bourdonnaient désespérément dans les coins. Je crois que Maïka vint, me regarda avec inquiétude, me couvrit de je ne sais quoi et disparut ; puis surgit Vadik qui s’assit au pied de ma couchette et dit sur un ton fâché « Qu’est-ce que t’as à traîner ? La commission t’attend, et toi, tu te prélasses. » « Parle donc plus fort, lui conseilla Ninon, tu sais bien qu’il a des ennuis avec ses oreilles, il ne t’entend pas. » Je me composai un visage de pierre et répondis que cela n’était que sornettes. Je me levai, et tous, nous nous rendîmes à bord du Pélican.

L’ensemble de sa matière organique désagrégé, il y régnait une violente odeur d’ammoniaque, comme l’autre fois dans le couloir. Mais ce n’était pas vraiment le Pélican, plutôt un chantier de construction, mes gamins s’y affairaient, la piste d’atterrissage brillait formidablement sous le soleil, et moi, j’avais sans arrêt peur que Tom n’écrase les deux momies couchées en travers ; c’est-à-dire tout le monde pensait que c’était des momies, tandis qu’en réalité il s’agissait de Komov et de Wanderkhouzé, seulement il fallait que personne ne s’en rendît compte, parce qu’ils parlaient, et il n’y avait que moi pour les entendre. Mais on ne pouvait rien cacher à Maïka. « Ne voyez-vous pas qu’il n’est pas bien ? » lança-t-elle, mécontente, et elle posa sur ma bouche et mon nez un mouchoir trempé dans de l’ammoniaque. Je faillis m’étouffer, secouai la tête et me redressai.

Mes yeux étaient ouverts, et dans la lumière de la veilleuse je vis immédiatement devant moi un homme. Il se tenait tout près de ma couchette et, penché, me regardait attentivement droit dans les yeux. Éclairé faiblement, il semblait sombre, presque noir — une silhouette de cauchemar tordue, sans visage, mouvante, aux contours délavés ; un reflet également mouvant, flou, recouvrait sa poitrine et son épaule.

Sachant pertinemment à l’avance comment cela allait se terminer, je tendis ma main vers lui, et elle le traversa telle une brume, tandis que lui ondula, commença à fondre et disparut sans la moindre trace. Je me rejetai sur le dos et fermai les yeux. Savez-vous que le bey algérien a une bosse sous le nez ? Juste sous le nez … J’étais trempé comme une soupe, je manquais furieusement d’air. Je m’étouffais presque.

CHAPITRE IV

REVENANTS ET HUMAINS

Je me réveillai tard, avec la tête lourde et la ferme intention de m’isoler quelque part immédiatement après le petit déjeuner en compagnie de Wanderkhouzé pour lui vider mon sac. Il me semblait que de ma vie je n’avais jamais été aussi malheureux. Pour moi tout était fini, ce pourquoi je ne fis même pas ma gymnastique matinale, pris seulement une douche d’ions renforcée et me traînai au mess des officiers. Encore sur le seuil je me rendis compte que la veille au soir, préoccupé par mes ennuis, j’avais complètement oublié d’ordonner au cuisinier de préparer le petit déjeuner ; ça m’acheva.

Ayant bredouillé je ne sais quelle salutation inintelligible, sentant que l’affliction et la honte me rendaient rouge comme une écrevisse, je m’assis à ma place et jetai un regard cafardeux sur la table, tâchant de ne rencontrer les yeux de personne. Le repas, disons-le carrément, était monacal, un vrai repas de novices. Tout le monde se restaurait de pain noir et de lait. Wanderkhouzé saupoudrait de sel sa tartine. Maïka avait étalé du beurre sur la sienne. Komov mâchait son pain sans boire, en touchant même pas au lait.

Je n’avais pas une ombre d’appétit — la seule idée de manger me terrifiait. Je me versai un verre de lait, bus une gorgée. Du coin de l’œil je voyais Maïka me regarder avec une très grande envie de me demander ce qui m’arrivait. Toutefois, elle ne dit rien. Wanderkhouzé, lui, se lança dans un exposé prolixe sur les bienfaits, du point de vue médical, d’une journée de régime et se réjouit du fait qu’aujourd’hui nous avions précisément un petit déjeuner de cette sorte et pas un autre. Il nous expliqua en détail ce qu’était le jeûne et ce qu’était le carême, mentionna ensuite non sans respect les premiers chrétiens qui étaient hautement ferrés en ce domaine. Par la même occasion il nous parla du Mardi gras, mais bientôt sentit qu’il se laissait trop entraîner par la description des blinis au caviar, du saumon et d’autres bonnes choses, s’interrompit brusquement et entreprit, quelque peu embarrassé, de lisser ses favoris. La conversation ne démarrait pas. Je m’inquiétais pour moi-même. Maïka s’inquiétait pour moi. Quant à Komov, ainsi que la veille, il n’était pas dans son assiette. Ses yeux rouges fixaient la plupart du temps la table ; cependant, par moments il relevait soudain la tête et regardait alentour ; on aurait cru que quelqu’un l’interpellait. Il avait émietté autour de lui une quantité monstrueuse de pain et continuait d’en émietter ; j’eus envie de lui donner une claque sur la main, comme à un enfant. Nous restions ainsi, profondément cafardeux, alors que le pauvre Wanderkhouzé n’en pouvait plus et s’efforçait de nous distraire.

Il se débattait justement avec une histoire interminable et essentiellement mélancolique qu’il inventait au fur et à mesure sans arriver à lui trouver une fin, quand subitement Komov émit un son étrange, étranglé ; on aurait dit qu’une bouchée de pain sec s’était enfin décidée à se mettre en travers de sa gorge. Je lui jetai un coup d’œil de l'autre bout de la table et eus peur. Komov se tenait assis le dos droit, les deux mains agrippées au bord de la table, ses yeux rouges exorbités dirigés quelque part à côté de moi et pâlissait à une vitesse vertigineuse. Je me tournai. Mon cœur cessa de battre. Près du mur, entre la filmothèque et la table d’échecs se tenait mon revenant de la veille.