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Maïka réfléchit.

— Non, dit-elle avec regret. Il aurait été sale, il aurait apporté de la boue dans le vaisseau …

— Et s’ils ont sur la peau une couche qui repousse l’eau ? L’eau et la boue … Tu as vu comment il luisait ? Et où s’est-il enfui ? Pourquoi un moyen de déplacement pareil ?

La discussion commença. Sous la pression des multiples hypothèses que j’avançais, Maïka fut obligée d’admettre que théoriquement rien n’empêchait les aborigènes de vivre dans des cloches d’air, bien que personnellement elle penchât plutôt à croire que c’était Komov qui avait raison, lui qui considérait les aborigènes comme des hommes des cavernes. « Tu aurais vu quelles gorges montagneuses il y a là-bas, dit-elle. Si on pouvait y grimper maintenant … » Elle se mit à m’indiquer ces endroits sur la carte. Même sur la carte ils semblaient peu hospitaliers : d’abord une chaîne de monticules couverts d’arbres nains, ensuite des contreforts rocheux sillonnés par des fractures insondables, enfin la crête, sauvage et cruelle, coiffée de neiges éternelles. Derrière la crête, un plateau pierreux infini, triste, totalement dépourvu de vie, strié en long et en large de cañons profonds. C’était un monde gelé de fond en comble, glacial, un monde de minéraux hérissés, et la seule idée de vivre, de marcher pieds nus sur ce hachis pierreux me donna la chair de poule.

— Il n’y a rien de terrible, me consolait Maïka. Je peux te montrer les prises de vue infrarouges de cet endroit. Sous le plateau se trouvent de vastes espaces de chaleur souterraine, donc, s’ils vivent dans les cavernes, ils ne souffrent au moins pas du froid.

J’attaquai immédiatement :

— Et que mangent-ils ?

— S’il y a des hommes des cavernes, il peut y avoir aussi des animaux des cavernes, répondit Maïka. Et puis des mousses, des champignons, on peut même imaginer des plantes qui effectuent la photosynthèse dans la lumière infrarouge.

Je me peignis cette vie, une parodie lamentable de ce que nous appelons une vie, la lutte obstinée mais engourdie pour l’existence, la monotonie monstrueuse des impressions, et j’eus affreusement pitié des aborigènes. Je déclarai alors que le soin de cette race représentait également une tâche noble et bienfaisante. Maïka protesta en disant que cela n’avait rien à voir, que les Panthiens étaient condamnés, que sans nous ils auraient simplement disparu, arrêtés dans le cours de leur histoire ; quant au peuple local, va savoir s’ils ont besoin de nous. Il se peut qu’ils vivent comme des coqs en pâte, même sans notre intervention.

C’était notre vieille discussion. À mon avis, l’humanité en sait suffisamment pour juger quel développement a des perspectives du point de vue historique et lequel n’en a pas. Maïka, elle, en doute. Elle affirme que nos connaissances sont infiniment réduites. Nous sommes en relation avec douze races intelligentes, dont trois non-humanoïdes. Gorbovski en personne n’est probablement pas capable de définir quels sont nos rapports avec ces non-humanoïdes : sommes-nous entrés en contact avec eux ou non, et si oui, était-ce par consentement mutuel ou nous sommes-nous imposés ? Peut-être réagissent-ils à notre égard non comme envers leurs frères en intelligence, mais comme devant un phénomène rarissime de la nature, du genre météorites extraordinaires. En revanche, avec les humanoïdes tout est clair. Sur les neuf races humanoïdes, trois seulement ont accepté d’avoir quelque chose de commun avec nous. Et encore. Les Léonidiens, par exemple, nous font volontiers part de leur information, quant à la nôtre, la terrienne, ils la rejettent très poliment, mais résolument. En apparence, il est absolument évident que des mécanismes quasi organiques sont bien plus rationnels et économiques que des animaux apprivoisés ; néanmoins, les Léonidiens les refusent. Pourquoi ? Pendant quelque temps nous discutâmes le pourquoi, nous embrouillâmes, échangeâmes sans nous en rendre compte nos points de vue (cela nous arrivait très souvent), puis Maïka finit par déclarer que ce n’était que fadaises.

— Il ne s’agit pas de ça. Comprends-tu en quoi consiste le but principal d’un contact ? demanda-t-elle. Comprends-tu pourquoi ça fait déjà deux cents ans que l’humanité cherche les contacts, se réjouit quand ils réussissent, se chagrine quand ils ne marchent pas ?

Évidemment que je comprenais.

— Étude de l’intelligence, dis-je. Étude du fruit supérieur de l’évolution de la nature.

— En principe c’est juste, consentit Maïka, seulement ce ne sont que des mots, car en réalité nous ne sommes pas intéressés par le problème de l’intelligence en général, mais par celui de notre intelligence humaine, en d’autres termes, nous nous intéressons avant tout à nous-mêmes. Voilà cinquante mille ans que nous essayons de savoir ce que nous sommes. Seulement, si l’on regarde de l’intérieur, ce problème est insoluble, comme il est impossible de se soulever soi-même en se tirant par les cheveux. Il faut regarder de l’extérieur, avec des yeux étrangers, totalement étrangers …

— Pour quoi faire, à proprement parler ? m’enquis-je, agressif.

— Parce que l’humanité devient galactique, annonça Maïka sur un ton autoritaire. Comment imagines-tu l’humanité dans cent ans ?

— Comment je me l’imagine ? (Je haussai les épaules.) Comme toi … La fin de la révolution biologique, la victoire sur la barrière galactique, le débouché dans le monde-zéro … Bon, une large diffusion de la vision de contact, la réalisation des P-abstractions …

— Je ne te demande pas comment tu t’imagines les réalisations de l’humanité dans cent ans. Je veux savoir comment tu t’imagines l’humanité elle-même.

Je cillai, perplexe. Je ne saisissais pas la différence. Maïka me contempla d’un air vainqueur.

— Tu as entendu parler des idées de Komov ? continua-t-elle. Le progrès vertical et ainsi de suite …

— Le progrès vertical ? (Je me rappelai quelque chose à ce sujet.) Attends … Je crois que c’est Borovik, Mikava …

Elle ouvrit un tiroir et commença à y fouiller.

— Quand tu étais en train de danser avec ta chère Tania, Komov a réuni les garçons dans la bibliothèque … Tiens ! (Elle me tendit le cristallophone.) Écoute.

Je m’affublai à contrecœur du cristallophone et écoutai. C’était une sorte de conférence tenue par Komov ; l’enregistrement démarrait à la moitié d’un mot. Il parlait sans se presser, simplement, d’une façon très accessible, se mettant, visiblement, au niveau de l’auditoire. Il citait plusieurs exemples, faisait de l’esprit. Voilà ce qui résultait approximativement de son discours.

L’homme terrestre a accompli toutes les tâches qu’il s’était proposées et se trouve sur le point de devenir l’homme galactique. Cent mille ans durant, l’humanité se faufilait dans une caverne exiguë, à travers des éboulements et des broussailles, elle périssait sous les chutes de pierres, se retrouvait dans des impasses, pourtant devant elle il y avait toujours le bleu, la lumière, le but. Nous voilà enfin sortis de cette gorge montagneuse sous un ciel d’azur et répandus sur la plaine. Oui, la plaine est grande, il y a de la place pour se répandre. Mais à présent nous pouvons voir que c’est une plaine et qu’au-dessus il y a le ciel. Une nouvelle dimension. Oui, il fait bon sur la plaine, on peut s’y livrer à cœur joie à la réalisation des P-abstractions. Et, apparemment, aucune force ne nous chasse vers le haut, dans la nouvelle dimension … Seulement un homme galactique n’est pas simplement un homme terrestre qui vit dans les étendues galactiques selon les lois de la Terre. C’est quelque chose de plus grand. Avec d’autres règles pour vivre, avec d’autres buts pour vivre. Cependant, nous ne connaissons ni ces règles, ni ces buts. Donc, au fond, il s’agit de formuler l’idéal d’un homme galactique. L’idéal d’un homme terrestre se bâtissait au long de milliers d’années sur l’expérience des ancêtres, sur celle des formes les plus diverses des organismes vivants de notre planète. Visiblement, il faut construire l’idéal d’un homme galactique sur l’expérience des formes de la vie galactique, sur l’expérience historique des différentes intelligences de la Galaxie. Pour l’instant nous ne savons même pas comment approcher ce problème, alors qu’il nous faut le résoudre et, avec ça, le résoudre de façon à réduire au minimum le nombre de victimes et d’erreurs éventuelles. L’humanité ne pose jamais devant elle de problèmes qu’elle n’est pas prête à résoudre. C’est profondément juste, mais c’est aussi très douloureux.