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— En revanche ils étaient heureux, objecta Maïka sans se tourner.

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

— Sinon ils seraient rentrés ! Pourquoi chercher quelque chose si l’on est déjà heureux ? (Maïka jeta à Wanderkhouzé un regard courroucé.) Que vaut-il la peine de chercher, si ce n’est le bonheur ?

— J’aurais pu te répondre que celui qui est heureux ne cherche rien, répliqua Wanderkhouzé, mais je ne suis pas prêt pour une discussion aussi profonde, toi non plus, d’ailleurs, qu’en penses-tu ? Tôt ou tard nous allons nous mettre à généraliser sur la notion de bonheur chez les non-humanoïdes …

— Vaisseau, votre attention, s’il vous plaît ! retentit la voix de Komov. Regardez attentivement !

— C’est précisément ce que je voulais dire, fit Wanderkhouzé, et Maïka se tourna de nouveau vers l’écran.

À présent, nous scrutions l’écran tous les trois. Le soleil était déjà très bas, il surplombait les sommets, et des ombres s’allongeaient sur les montagnes. La piste d’atterrissage réverbérait fortement, la coiffe de vapeur au-dessus du marécage semblait maintenant lourde et immobile ; sa partie supérieure qui laissait passer les rayons du soleil devint d’un violet vif. Tout, autour, était particulièrement figé, même Komov.

— Il est cinq heures, prononça à mi-voix Wanderkhouzé. Il ne serait pas temps de déjeuner ? Guénnadi, comment allez-vous manger ?

— Je n’ai besoin de rien, répondit Komov. J’ai pris de la nourriture avec moi. Vous, allez manger, parce que après vous risquez d’être trop occupés.

Je me levai.

— Je vais préparer le repas. Que voudriez-vous ?

C’est alors que Wanderkhouzé annonça :

— Je le vois !

— Où ? demanda immédiatement Komov.

— Il vient vers nous le long de la rive, du côté de l’iceberg. Une soixantaine de degrés à gauche du vaisseau par rapport à votre position.

— Ah, fit Maïka. Moi aussi, je le vois ! En effet, il arrive.

— Je ne le vois pas ! dit Komov, impatient. Donnez-moi ses coordonnées par le télémètre.

Wanderkhouzé enfonça son visage dans le cadre du télémètre et dicta les coordonnées. À présent, je voyais à mon tour : une petite silhouette verdâtre, bizarrement biscornue, se traînait vers l’astronef sans se presser, comme à contrecœur, le long du bord de l’eau noire.

— Non, je ne le vois pas, répéta Komov, dépité. Racontez-moi.

— Eh bien, voilà … commença Wanderkhouzé, et il s’éclaircit la voix. Il marche lentement, il nous regarde … dans ses mains il y a une brassée de je ne sais quelles branchettes … Il s’arrête, creuse le sable de son pied … Brrrr, nu par un tel froid … Il regarde de votre côté, Guénnadi … Chose curieuse son anatomie n’est pas humaine, ou, plus exactement, pas complètement humaine … Il s’arrête de nouveau et regarde tout le temps de votre côté. Comment pouvez-vous ne pas le voir, Guénnadi ? Il est droit sur votre travers, actuellement il est plus près de vous que de nous …

Pierre Alexandrovitch Sémionov, le Mowgli cosmique, approchait. Environ deux cents mètres nous séparaient maintenant, et quand Maïka faisait un agrandissement d’image sur le moniteur, on arrivait à distinguer même ses cils. Le soleil couchant se profila juste à ce moment dans l’interstice entre deux pics de montagne, la clarté revint, de longues ombres s’étirèrent sur la plage.

C’était un enfant, un gamin de douze ans environ, un adolescent anguleux, osseux, aux jambes longues, aux épaules et coudes pointus. La ressemblance avec un gamin ordinaire s’arrêtait là. Déjà son visage n’avait rien d’un gosse aux traits humains, mais totalement immobile, pétrifié, figé tel un masque. Seuls ses yeux semblaient vivants, grands, foncés et ils lançaient des œillades comme à travers les trous d’un masque. Les oreilles grandes, décollées ; l’oreille droite considérablement plus grande que la gauche, d’où partait, le long du cou jusqu’à la clavicule, une balafre sombre, inégale, une cicatrice grossière, mal refermée. Les cheveux un peu roux, emmêlés, pendaient en touffes désordonnées sur son front et ses épaules, pointaient dans tous les sens, se dressaient en une houppe gaillarde sur le sommet de sa tête. Un visage terrifiant, désagréable et, de surcroît, d’une couleur morte, bleu-vert, luisant, comme enduit de graisse. Du reste, il luisait ainsi des pieds à la tête. Il ne portait rien sur lui et lorsqu’il s’approcha très près du vaisseau et jeta par terre sa brassée de branchettes, on vit son corps noueux, sans aucune trace de cette attendrissante impuissance enfantine. Osseux, oui, mais pas maigre ; étonnamment noueux, comme un adulte, pas musclé ni athlétique, précisément noueux. On apercevait maintenant d’horribles traces de déchirures une cicatrice profonde sur le côté gauche le long des côtes jusqu’à la hanche, ce qui le rendait tordu ; une autre sur la jambe droite, et un creux profond au milieu de la poitrine. Oui, visiblement, il n’a pas eu ici une vie facile. La planète avait soigneusement mâché et rongé le bébé humain, mais avait fini, apparemment, par le rendre conforme à elle-même.

Il se trouvait à présent à une vingtaine de pas, juste à la limite de l’espace mort. La brassée de branchettes s’entassait à ses pieds, tandis que lui, les bras baissés, se dressait et contemplait l’astronef ; il ne pouvait certes pas voir les objectifs, toutefois il donnait l’impression de nous regarder droit dans les yeux. Sa pose n’avait rien d’humain non plus. Je ne sais pas comment l’expliquer. Simplement, les gens ne se tiennent pas dans cette position. Jamais. Ni en se reposant, ni en attendant, ni dans un moment de tension. Sa jambe gauche était un peu en arrière, le genou légèrement plié, cependant c’est elle qui portait tout le poids de son corps. Il avait avancé son épaule gauche. On peut apercevoir l’espace d’un instant une pose pareille chez un homme se préparant à lancer un disque — rester ainsi longtemps est impossible ; c’est inconfortable et, d’ailleurs, assez laid ; pourtant lui resta, resta quelques minutes, puis s’accroupit subitement et se mit à tripoter ses branchettes. Je dis « s’accroupit », mais c’est incorrect il se baissa sur sa jambe gauche pliée, tendant la droite en avant, raide ; même l’observer provoquait une sensation d’inconfort, surtout lorsqu’il se mit à s’affairer avec ses petites branches, s’aidant de son pied droit. Puis il leva vers nous son visage, tendit ses bras — une branchette dans chaque poing — et alors commença un tel spectacle que je ne suis pas en mesure de le décrire.

Je ne peux dire qu’une chose : son visage s’anima, pas simplement s’anima — il explosa en mouvements. J’ignore combien de muscles il y a dans un visage humain, toujours est-il que chez lui, tous se mirent d’un coup à bouger ; chacun indépendamment de l’autre, chacun sans s’arrêter et chacun d’une façon extraordinairement compliquée. Je ne vois pas avec quoi je pourrais comparer cela. Peut-être avec des rides qui courent sur l’eau dans la lumière du soleil ; seulement les rides sur l’eau sont monotones et confuses, monotones dans leur confusion, tandis que là, à travers le feu d’artifice des mouvements perçait un certain rythme, je ne sais quel ordre réfléchi ; ce n’était pas un frisson douloureux et convulsif, ni une agonie, ni la panique. C’était une danse des muscles, si l’on ose s’exprimer ainsi. Cette danse commença par le visage, puis se propagea sur les épaules et la poitrine, les bras chantèrent, et les petites branches sèches frémirent dans les poings serrés, s’entrecroisèrent, s’entrelacèrent, luttèrent ; le tout avec un bruissement, un roulement de tambour, une stridulation comme si un champ entier de sauterelles s’était déployé sous le vaisseau. Cela ne dura pas plus d’une minute, mais j’eus des taches devant les yeux et les oreilles bouchées. Ensuite ça se calma progressivement. La danse et le chant quittèrent les branchettes et partirent dans les mains, des mains dans les épaules, puis dans le visage et ce fut la fin. Un masque immobile nous fixait de nouveau. Le garçon se leva avec légèreté, enjamba le tas de petites branches et s’en alla soudain dans l’espace mort.