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— En tout cas, dit soudain Wanderkhouzé, s’ils ont sauvé la vie de notre nourrisson, c’est qu’ils sont humanistes dans le sens le plus large du terme qu’on puisse imaginer. Ils sont géniaux car ils ont pu l’élever de façon à le garder semblable à un homme, ne sachant peut-être rien sur l’usage des bras et des jambes. Qu’en penses-tu, Stas ?

J’émis un grognement indéterminé, et il se tut.

Le poste de pilotage était plongé dans le silence. La base ne nous dérangeait pas, Komov non plus ne se manifestait guère. Des panneaux irisés de lumière s’allumaient, miroitant, sur l’écran sombre ; dans leur lueur irréelle on distinguait à peine Komov, assis, totalement immobile ; quant au garçon, je ne pus le discerner à aucun moment. Mais vraisemblablement les choses entre eux marchaient bien parce que le grand ordinateur de bord se mettait de temps en temps à grogner et à gargouiller tout doucement, digérant et triant l’information qu’il cueillait sur le translateur. Puis je plongeai dans la somnolence, et je rêvai, je m’en souviens, de pieuvres maussades, les cheveux en bataille, habillées de survêtements bleu marine, armées de parapluies ; elles m’apprenaient à marcher, et moi, j’avais tellement envie de rire que je tombais sans arrêt, suscitant leur extrême mécontentement. Un coup au cœur, un coup désagréable, mou, me réveilla. Quelque chose s’était passé. Wanderkhouzé se tenait assis, tendu vers l’écran, les mains agrippées aux accoudoirs.

— Stas ! m’appela-t-il à mi-voix.

— Oui ?

— Regarde l’écran.

Je regardais déjà l’écran, mais n’y voyais pour l’instant rien de particulier. Comme avant, les feux célestes flambaient et miroitaient. Komov gardait la même position ; l’iceberg lointain lançait des reflets roses et verts. Puis je vis.

— Au-dessus des montagnes ? demandai-je dans un murmure.

— Oui. Exactement au-dessus des montagnes.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas.

— C’est là depuis longtemps ?

— Aucune idée. J’ai remarqué ce truc il y a deux minutes environ. Je pensais que c’était un tourbillon.

Moi aussi, j’avais pensé au début à un tourbillon. Au-dessus de la ligne pâle, dentelée de la crête, sur le fond des panneaux irisés s’élevait quelque chose de semblable à une longue et fine cravache — une courbe noire, comme une éraflure sur l’écran. Cette cravache vibrait de manière à peine perceptible, se pliait, parfois paraissait s’affaisser, puis se redressait à nouveau ; on voyait qu’elle n’était pas lisse, mais articulée, tel le tronc d’un bambou. Elle pointait, éloignée de nous d’au moins dix kilomètres ; on aurait cru que quelqu’un avait passé par-dessus les montagnes une gigantesque canne à pêche. Elle donnait au paysage familier sur l’écran l’aspect irréel des décors d’un théâtre de marionnettes. Le voir était anormal, à la fois terrifiant et drôle ; une physionomie invraisemblablement énorme surgie au-dessus des cimes aurait produit le même effet. Bref, je ne sais quoi en dehors des échelles normales, je ne sais quoi d’impossible, au-delà de toute notion de proportions.

— Ce sont eux ? chuchotai-je.

— Il est exclu que ce soit un phénomène naturel, répliqua Wanderkhouzé. Il est également exclu qu’il soit artificiel.

Je le pensais aussi.

— Il faut mettre Komov au courant, dis-je.

— Komov s’est débranché, répondit Wanderkhouzé en train de régler le télémètre. La distance ne change pas. Quatorze kilomètres. Il vibre terriblement et tremble à tout casser. L’amplitude est au moins de cent mètres … Ce truc est totalement impossible.

— Mais quelle est donc sa hauteur ? bredouillai-je.

— Environ six cents mètres.

— Fichtre.

Soudain, Wanderkhouzé bondit et appuya simultanément sur deux touches celle d’appel-radio d’urgence extérieur « À tous, regagnez immédiatement l’astronef » et celle du signal intérieur « À tous, rassemblez-vous au poste de pilotage. » Puis il se tourna vers moi et commanda d’une voix inhabituelle, saccadée :

— Stas ! Cours au poste DMA. Mets en état de combat le CAM du nez. Reste là-bas et attends. Ne fais rien sans mes ordres.

Je bondis dans le couloir. Derrière les portes des cabines retentissaient les sonneries assourdies, brèves, du signal de rassemblement. Maïka fonçait à ma rencontre, tout en enfilant sa veste. Elle avait mis ses pieds nus directement dans ses chaussures.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle d’une voix enrouée de sommeil.

Je ne répondis que d’un geste et dégringolai la passerelle pour aboutir dans le poste de la direction des moyens actifs. Je me sentais quelque peu fiévreux, mais en somme calme. Dans un certain sens j’éprouvais même de la fierté, la situation était rarissime. Si rarissime que je pouvais en jurer : depuis le premier envol de ce vaisseau personne encore n’avait pénétré dans le poste DMA, sinon des employés des cosmodromes pour réviser les appareils.

Je m’écroulai dans un fauteuil, allumai l’écran panoramique, débranchai le CAM et bloquai immédiatement l’installation de la poupe pour ne pas, dans ce remue-ménage, tirer dans le nadir. Puis je posai mes mains sur les verniers du réglage manuel, et l’image sur l’écran rampa à travers la croix noire devant mes yeux : l’iceberg aux grands crocs, la masse brumeuse au-dessus des marécages, Komov. À présent il se tenait debout, éclairé par les lueurs célestes, nous tournant le dos et regardant du côté des montagnes … Encore un peu plus haut. Le voilà. Noir, tremblant, absurde, totalement impossible. Et près de lui un autre, moins long, mais poussant à vue d’œil, s’allongeant, se courbant … Nom d’un chien, comment y arrivent-ils ? Quelles puissances inimaginables sont nécessaires, et qu’est-ce que c’est comme matériau ? Pour un spectacle c’en était un !.. Maintenant cela ressemblait à un cafard monstrueux qui se cacherait derrière les montagnes, ses moustaches pointées par-dessus. Je calculai approximativement l’angle solide de la cible et fixai la croix de façon à frapper les deux objectifs d’un seul coup. Il ne restait plus désormais qu’à pousser la pédale du pied …

— Poste DMA ! tonna Wanderkhouzé.

— Poste DMA vous écoute ! répliquai-je.

— Tenez-vous prêt !

— Je suis prêt !

À mon avis, notre conversation fut vraiment chouette.

— Tu vois les deux objectifs ? demanda Wanderkhouzé de sa voix ordinaire.

— Oui, je les couvre d’une seule impulsion.

— J’attire ton attention quarante degrés vers l’est, troisième objectif.

Je regardai effectivement, une autre moustache gigantesque se courbait et frémissait dans la lumière trompeuse. Je n’aimai pas cela. Aurais-je le temps ou non ? Inutile d’en discuter je dois l’avoir … Je répétai mentalement comment je lâcherais l’impulsion, puis ajusterais en deux mouvements le canon sur le troisième objectif. Oui, j’aurais le temps.

— Je vois le troisième objectif, confirmai-je.