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Le bébé criait à tue-tête, et pendant quelque temps on n’entendit rien d’autre. Puis parvint un bruissement, un gémissement étouffé. Quelqu’un rampait sur le sol parsemé d’éclats et de débris, quelque chose roula en tintant.

— Choura … Où es-tu, Choura … J’ai mal … Que s’est-il passé ? Où es-tu ? Je ne vois rien, Choura … Mais réponds-moi ! Comme j’ai mal ! Aide-moi, Choura, je ne vois rien …

Et tout cela à travers les cris ininterrompus du bébé. Puis la femme se tut ; au bout de quelques minutes le bébé se tut aussi. Je repris mon souffle et découvris que mes poings étaient serrés, mes ongles profondément enfoncés dans mes paumes, mes mâchoires engourdies.

— Ça a duré un long moment, prononça solennellement le Petit. Je suis devenu fatigué à force de crier. Je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, il faisait noir comme auparavant. J’avais froid. J’avais faim. Je voulais tellement manger et être au chaud que ça s’est fait.

Une cascade entière de sons déferla de l’intercom — des sons totalement inconnus. Un vrombissement égal, croissant, un cliquetis saccadé, des grondements semblables à un écho ; un marmonnement bas, au seuil de la perception ; un piaillement, un grincement, un bourdonnement, des coups de cuivre, un crépitement … Cela dura longtemps, plusieurs minutes. Ensuite les bruits disparurent d’un coup, et le Petit, un peu essoufflé, dit :

— Non. De cette façon-là, je ne pourrai pas raconter. Parce que je raconterais aussi longtemps que je le vois. Que faire ?

— Alors, on t’a nourri ? On t’a réchauffé ? demanda Komov d’une voix calme.

— Tout est devenu comme je le voulais. Et depuis tout a été comme j’en avais envie. Jusqu’à ce que le premier vaisseau arrive.

— Qu’est-ce que c’était ? interrogea Komov et, à mon avis, il imita très heureusement la bouillie sonore que nous venions d’entendre.

Pause.

— Ah, je comprends, répliqua le Petit. Tu ne sais vraiment pas le faire, néanmoins je t’ai compris. Je ne peux pas répondre. Toi-même tu n’as pas de mot pour le nommer. Pourtant, tu connais plus de mots que moi. Donne-moi des mots. Tu m’as donné beaucoup de mots importants, mais aucun ne convient.

Pause.

— De quelle couleur était-ce ? reprit Komov.

— D’aucune. La couleur, c’est quand on regarde avec les yeux. Là-bas on ne peut pas regarder avec les yeux.

— Où ça, là-bas ?

— Chez moi. Au fond. Dans la terre.

— Et comment est-ce à toucher ?

— Merveilleux, dit le Petit. Le plaisir. Chat de Cheshire. C’est chez moi que c’est le mieux. C’était ainsi jusqu’à ce que les gens arrivent.

— Tu dors là-bas ?

— Je fais tout là-bas. J’y dors, j’y mange, j’y réfléchis. Ici je ne fais que jouer, parce que j’aime voir avec les yeux. Et là-bas il n’y a pas de place pour jouer. Comme dans l’eau, mais encore moins de place.

— On ne peut pas respirer dans l’eau, dit Komov.

— Pourquoi non ? On peut. On peut jouer aussi. Seulement il n’y a pas de place.

Pause.

— Maintenant as-tu tout appris sur moi ? s’enquit le Petit.

— Non, trancha résolument Komov. Je n’ai rien appris. Tu vois bien que nous n’avons pas de mots communs. Peut-être as-tu des mots à toi ?

— Des mots … répéta lentement le Petit. C’est quand la bouche bouge et qu’après on entend avec les oreilles. Non. C’est uniquement chez les gens. Je savais que les mots existaient, parce que je m’en souviens. Voile de perroquet. Qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas. Mais à présent je sais à quoi servent plusieurs mots. Avant je ne le savais pas. Cela faisait plaisir de parler. Un jeu.

— Maintenant tu sais ce que signifie le mot « océan », pourtant tu avais vu l’océan déjà auparavant. Comment l’appelais-tu ?

Pause.

— J’écoute, rappela Komov.

— Qu’est-ce que tu écoutes ? Pourquoi ? J’ai nommé. On ne peut pas entendre comme ça. C’est à l’intérieur.

— Tu peux le montrer, peut-être ? demanda Komov. Tu as des cailloux, des branchettes …

— Les cailloux et les branchettes, ce n’est pas pour montrer, déclara le Petit, contrarié, d’après moi. Les cailloux et les branchettes c’est pour réfléchir. Si la question est difficile, les cailloux et les branchettes. Si je ne sais pas quelle est la question, les feuilles. Ici il y a beaucoup de choses. L’eau, la glace, elle fond bien, c’est pourquoi … Il se tut, puis annonça il n’y a pas de mots. Il y a beaucoup de choses différentes. Les cheveux … et beaucoup de choses pour lesquelles il n’y a pas de mots. Mais c’est là-bas, chez moi.

Un long et lourd soupir fusa. Il me sembla que c’était Wanderkhouzé.

Maïka intervint soudain :

— Et quand tu bouges ton visage ? Qu’est-ce que c’est ?

— Ma-man … fit le Petit d’une petite voix tendre et ronronnante. Le visage, les mains, le corps, enchaina-t-il avec la voix de Maïka, ce sont également des choses pour réfléchir. Il y en a beaucoup comme ça. Ce serait trop long de les énumérer.

Pause.

— Que faire ? interrogea le Petit. Tu as trouvé ?

— Oui, répondit Komov. Tu me prendras chez toi. Je regarderai et j’apprendrai aussitôt beaucoup. Peut-être même que tu n’auras plus rien à m’expliquer.

— J’y ai réfléchi. Je sais que tu veux venir chez moi. Moi aussi, je veux, mais je ne peux pas. C’est une question ! Quand je veux, je peux tout. Seulement pas avec les gens. Je ne veux pas qu’ils soient, mais ils sont. Je veux que tu viennes chez moi, mais je ne le peux pas. Les gens, c’est un malheur.

— Je comprends, dit Komov. Alors je te prendrai chez moi. Tu veux ?

— Où ?

— Chez moi. Là d’où je viens. Sur la Terre où habitent les gens. Là également je pourrai tout apprendre sur toi et assez vite.

— C’est très loin, objecta le Petit. Ou est-ce que j’ai mal interprété tes paroles ?

— Oui, c’est très loin, confirma Komov. Cependant, à bord de mon vaisseau …

— Non ! s’exclama le Petit. Tu ne comprends pas. Je ne peux pas très loin. Je ne peux déjà pas simplement loin, et je ne peux absolument pas très loin. Une fois j’ai joué sur des banquises. Je me suis endormi. Je me suis réveillé de peur. Une grande peur, énorme. J’ai même crié. Fragment ! La banquise s’est éloignée de la côte, et je ne voyais que les sommets des montagnes. J’ai pensé que l’océan avait avalé la terre. Bien sûr, je suis revenu. J’ai eu très envie, et la banquise est immédiatement allée vers la côte. Maintenant je sais que je ne peux pas aller loin. Je n’avais pas seulement peur. J’étais mal. Comme quand on a faim, mais bien pire. Non, je ne peux pas aller chez toi.

— Bon, prononça Komov avec une gaieté forcée. J’imagine que tu en as assez de répondre et de raconter. Je sais que tu aimes poser des questions. Pose-les, je vais répondre.

— Non, dit le Petit. J’ai beaucoup de questions pour toi. Pourquoi un caillou tombe-t-il ? Qu’est-ce que c’est que l'eau chaude ? Pourquoi y a-t-il dix doigts si on n’a besoin que d’un pour compter ? Beaucoup de questions. Mais je ne demanderai pas maintenant. Maintenant ça va mal. Tu ne peux pas venir chez moi, je ne peux pas aller chez toi, il n’y a pas de mots. Donc, tu ne peux pas apprendre tout sur moi. Ch. Charade. Donc, tu ne peux pas repartir. Je t’en prie : réfléchis à ce qu’on va faire. Si tu n’arrives pas à réfléchir vite, mets en marche tes machines qui réfléchissent un million de fois plus vite. Je m’en vais. Impossible de réfléchir quand on parle. Réfléchis vite, parce que je suis pire qu’hier. Et hier c’était pire qu’avant-hier.

Un caillou roula avec fracas. Wanderkhouzé émit un autre soupir, long et lourd. Je n’eus pas le temps de ciller que le Petit filait déjà telle une flèche vers les montagnes à travers le chantier de construction. Je le vis dévaler la piste de décollage et s’évanouir soudain ; on aurait cru qu’il n’avait jamais été là. À la même seconde, comme obéissant à un ordre, les moustaches multicolores disparurent au-dessus de la crête.