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Le Petit glissait entre les taillis comme un reflet de soleil. Je crois qu’il ne toucha pas une seule branche ni même qu’il n’effleura la terre une seule fois. Moi, avec ma pelisse au chauffage incorporé, je chargeais tel un char des sables, tout craquait autour de moi. J’essayais sans cesse de le rattraper et j’étais continuellement déboussolé par les fantômes qu’il laissait derrière lui. Le Petit m’attendait à l’orée des broussailles :

— Est-ce que ça t’arrive ? Tu te réveilles et tu te rappelles, pareil que si tu venais de voir quelque chose. Parfois c’est bien connu. Par exemple, comment je vole. Parfois c’est quelque chose de complètement nouveau, que tu n’as encore jamais vu.

— Oui, cela m’arrive, dis-je, reprenant mon souffle. Ça s’appelle un rêve. Tu dors et tu fais des rêves.

Nous nous mîmes à marcher d’un pas normal. Quelque part derrière, Maïka écrasait les buissons.

— D’où est-ce que ça vient ? demanda le Petit. Qu’est-ce que c’est, les rêves ?

— Des combinaisons inexistantes d’impressions existantes, débitai-je d’un trait.

Il va de soi qu’il ne comprit pas, et il me fallut tenir encore une longue conférence sur les rêves, d’où ils venaient, pourquoi ils étaient nécessaires et comment l’homme se sentirait mal s’il n’en faisait pas.

— Chat de Cheshire ! Mais je n’ai toujours pas compris pourquoi je vois dans mes rêves ce que je n’ai jamais vu auparavant.

Maïka nous rattrapa et marcha silencieusement à nos côtés.

— Par exemple ? interrogeai-je.

— Parfois je fais le rêve que je suis terriblement immense, que je réfléchis, que les questions se présentent à moi l’une après l’autre, des questions très colorées, surprenantes, et je trouve des réponses, des réponses étonnantes, et je sais très bien comment la réponse se forme à partir de la question. C’est le plus grand plaisir savoir de quelle manière une réponse se forme à partir d’une question. Seulement lorsque je me réveille, je ne me souviens ni des questions, ni des réponses. Je ne me rappelle que le plaisir.

— Ouais, fis-je évasivement. Un rêve intéressant. Hélas, je ne peux pas te l’expliquer. Adresse-toi à Komov. Peut-être lui, t’expliquera-t-il.

— À Komov … Qu’est-ce que c’est, Komov ?

Il me fallut lui exposer notre système de noms. Nous étions déjà en train de contourner le marécage ; le vaisseau et la piste d’atterrissage s’offraient à notre vue. Quand j’en eus terminé, le Petit déclara soudain à brûle-pourpoint :

— Étrange. Cela ne m’est jamais arrivé.

— Quoi donc ?

— Que je veuille quelque chose pour moi et ne puisse pas l’obtenir.

— Et que veux-tu ?

— Je veux me diviser en deux. Maintenant je suis un et je veux qu’il y en ait deux.

— Ça, mon vieux, inutile de le vouloir. C’est impossible.

— Et si c’était possible ? Ce serait bien ou mal ?

— Mal, naturellement. Je ne saisis pas entièrement ce que tu veux dire … On peut se déchirer en deux. C’est le pire de ce qui puisse arriver. On peut tomber malade ; ça s’appelle le dédoublement de la personnalité. C’est mal aussi, mais on peut y remédier.

— C’est douloureux ? demanda le Petit.

Nous marchions sur la surface crénelée. Tom roulait déjà à notre rencontre, poussant devant lui le ballon et cillant joyeusement avec ses signaux lumineux.

— Laisse tomber ce sujet, conseillai-je. Tu es parfait comme tu es.

— Non, je ne suis pas parfait, protesta le Petit, mais à cet instant Tom accourut, et la rigolade commença.

Les questions du Petit pleuvaient. Je n’avais pas le temps d’y répondre. Tom n’avait pas le temps d’exécuter les ordres. Le ballon n’avait pas le temps de toucher terre. Seul, le Petit avait le temps de tout faire.

Cela paraissait, je pense, très gai. D’ailleurs, nous étions gais pour de bon, même Maïka finit par se laisser entraîner. Nous devions ressembler à des adolescents espiègles qui séchaient leurs cours au bord de l’océan. Au début nous avions éprouvé une certaine gêne, la conscience que chacun de nos mouvements était surveillé, qu’entre nous et le Petit demeurait quelque chose de pesant, de non dit, mais après, cela fut oublié. Il ne resta que le ballon qui volait droit dans la figure, l’extase d’un coup réussi, le ressentiment contre ce balourd de Tom, le résonnement que provoquait dans les oreilles le hululement déchaîné, le rire brusque, saccadé du Petit — c’est là que nous entendîmes pour la première fois son rire, oublieux de tout, complètement enfantin …

C’était là un jeu bizarre. Le Petit inventait les règles au fur et à mesure. Il s’avéra être incroyablement résistant et plein d’entrain, il ne manquait pas une occasion de nous montrer ses avantages physiques. Il nous imposa une compétition, et, je ne sais pas comment, il se mit à jouer seul contre nous trois, et nous perdions continuellement. Au début il gagnait parce que nous lui cédions. Ensuite il gagna parce que nous ne comprenions pas ses règles. Ensuite nous comprîmes les règles, mais nos pelisses gênaient nos mouvements. Puis nous décidâmes que Tom était trop maladroit et le chassâmes. Maïka jouait avec toutes ses ressources, moi aussi, je donnais mon maximum, n’empêche que nous perdions un point après l’autre. Nous ne pouvions rien contre ce diablotin fulgurant qui bloquait la balle à chaque coup, qui l’envoyait, lui, avec beaucoup de force et de précision, qui vociférait, indigné, si le ballon s’attardait dans nos mains plus d’une seconde et nous déconcertait complètement avec ses fantômes ou, encore pire, avec sa manière de disparaître instantanément et de réapparaître aussi instantanément n’importe où d’ailleurs. Naturellement, nous ne voulions pas nous avouer vaincus — la vapeur montait en colonne au-dessus de nous, nous suffoquions, nous ruisselions de sueur, nous nous injurions copieusement, mais nous nous battions jusqu’à la dernière goutte de sang. Et soudain tout s’arrêta.

Le Petit s’immobilisa, accompagna le ballon du regard et s’assit sur le sable.

— C’était bien, dit-il. Je n’aurais jamais pensé qu’on puisse être si bien.

— Comment ? criai-je, à bout de souffle. Tu es fatigué, Petit ?

— Non. Je me suis rappelé. Je ne peux pas oublier. Ça n’aide pas. Aucun plaisir n’aide. Ne m’appelle plus à jouer. J’étais mal, et maintenant je suis encore plus mal. Dis-lui de réfléchir plus vite. S’il ne trouve pas vite, je me déchirerai en deux. J’ai mal partout à l’intérieur. Je veux me déchirer, seulement j’ai peur. C’est pour cela que je ne le peux pas. Si ça me fait très mal, je n’aurai pas peur. Qu’il réfléchisse vite.

— Mais qu’est-ce que tu as, Petit ! m’exclamai-je, chagriné. (Je ne comprenais pas complètement ce qui lui arrivait, mais voyais qu’il se sentait mal pour de bon.) Oublie ça ! Simplement, tu n’es pas habitué aux gens. Il faut nous rencontrer plus souvent, jouer davantage …

— Non, trancha le petit, et il bondit sur ses pieds. Je ne viendrai plus.

— Pourquoi ? m’exclamai-je. On était pourtant bien ! Ce sera encore mieux ! Il y a d’autres jeux, pas uniquement avec le ballon … Avec un cerceau, avec des ailes !

Il se mit à s’éloigner lentement.

— Il y a des échecs ! lui dis-je hâtivement dans le dos. Tu sais ce que c’est, les échecs ? C’est le plus grand jeu qui existe !

Il s’arrêta. Je me mis à lui expliquer rapidement, avec inspiration ce qu’étaient les échecs — les échecs simples, les échecs tridimensionnels, les échecs n-mesure. Il restait à écouter, les yeux détournés. Je terminai avec les échecs et me lançai dans le pocari. Je me rappelais fiévreusement tous les jeux que je connaissais.