Je fourrai résolument mes mains dans mes poches et me dirigeai vers le chantier de construction. Les gamins travaillaient comme si de rien n’était. À son habitude, Tom, prévenant, me demanda de nouvelles instructions. Jack, selon son programme, s’occupait des fondations du poste de dispatching. Rex déambulait en zigzag sur la partie déjà prête de la piste d’atterrissage et déblayait. Oui, il n’y a pas à dire, leur programme cloche quelque part. Ces cailloux, qu’ils ont jetés là … Ils n’y étaient pas auparavant ; d’ailleurs, on n’en a nul besoin, il y a assez de matériaux de construction sans ces cailloux. Oui, depuis que Tom s’est arrêté, il y a une heure, ils ont fabriqué quelque chose de pas normal. Et ces branches qui traînent sur la piste … Je me baissai, en ramassai une petite et marchai de long en large, me tapotant le haut de la botte avec la badine. Et si je les arrêtais tout bonnement sans tarder, sans attendre la date de la vérification générale ? Serait-ce moi, zut de zut, qui me suis gouré dans le programme ? Inconcevable … Je rejetai la branche sur le tas de cailloux amassés par Rex, tournai les talons et me dirigeai vers le vaisseau.
CHAPITRE II
SILENCE ET VOIX
Les deux heures suivantes je fus très occupé, tellement occupé que je ne remarquai ni le silence, ni le vide. Pour commencer je consultai Hans et Vadik. Je réveillai Hans ; encore endormi, il ne faisait que mugir et marmonner je ne sais quel charabia au sujet de la pluie et de la basse pression atmosphérique. Il ne me fut d’aucune aide. Quant à Vadik, je mis du temps à le persuader que je ne plaisantais pas ni ne me payais sa tête. Cela se révéla d’autant plus difficile que moi-même, j’étais étouffé sans arrêt par un rire nerveux. Finalement, je le convainquis que je n’avais pas l’esprit à blaguer et que mon rire avait une tout autre raison. Il devint sérieux à son tour et annonça que chez lui aussi il arrivait au cyber principal de s’arrêter spontanément, mais qu’il n’y voyait vraiment rien d’étonnant : la chaleur, le travail qui se déroule à la limite des normes techniques, le système qui n’a pas encore eu le temps de se roder. Peut-être est-ce parce que chez moi il fait froid ? Peut-être. Je ne le savais pas pour le moment. En vérité, j’espérais l’apprendre de Vadik. Alors il appela cette grosse tête de Ninon à l’ER-8, nous discutâmes cette possibilité à trois, ne trouvâmes rien, et Ninon-la-grosse-tête me conseilla de contacter le cyberingénieur en chef de la base, un supercrack précisément dans ces systèmes de construction, c’est tout juste s’il n’était pas leur créateur. Mettons que ça, je le savais sans elle, mais ça ne me disait rien de me faire remarquer par l’ingénieur en chef en lui demandant une consultation au bout de trois jours seulement de travail en solo, sans aucune, rigoureusement aucune idée sensée sur le problème.
Bref, je m’installai devant mon tableau, dépliai le programme et me mis à l’éplucher — commande par commande, groupe par groupe, champ par champ. Il faut signaler que je ne découvris par le moindre défaut. Déjà, avant de vérifier la partie du programme que j’avais composée moi-même, j’étais prêt à en répondre sur ma tête ; à présent, j’aurais risqué jusqu’à ma réputation. Du côté des champs standards cela se présentait moins bien. Je les connaissais peu, pour la plupart, et si j’entreprenais de les recontrôler un par un, j’allais inévitablement violer le calendrier des travaux. J’adoptai donc un compromis. Provisoirement, je débranchai du programme tous les champs dont je n’avais pas besoin actuellement pour le simplifier au maximum, l’introduisis dans le système de direction et posai le doigt sur la touche de la mise en marche, quand soudain je me rendis compte que depuis quelque temps j’entendais de nouveau quelque chose, quelque chose de vraiment étrange, totalement déplacé et incroyablement familier.
Un bébé pleurait. Loin, à l’autre bout du vaisseau, derrière de multiples portes closes, un petit bébé pleurait désespérément, se pâmant dans les sanglots et s’étranglant. Un petit bébé, tout petit. Un an, je pense. Je levai lentement les mains et plaquai mes paumes contre mes oreilles. Les pleurs cessèrent. Sans baisser les bras, je me levai. Plus exactement, je découvris que depuis déjà un moment je me tenais debout, les oreilles bouchées par mes mains, la chemise collée au dos et la mâchoire décrochée. Je refermai la bouche et écartai prudemment mes paumes de mes oreilles. Pas de sanglots. L’habituel silence maudit, et, seule, une mouche prise dans une toile d’araignée bourdonnait dans un coin invisible. Je sortis un mouchoir de ma poche, le dépliai sans hâte et m’essuyai consciencieusement le front, les joues et le cou. Ensuite, repliant toujours sans me presser le mouchoir, je fis quelques pas devant mon tableau. Pas une pensée dans la tête. Je tapotai avec la jointure de mes doigts le capot de la machine calculatrice et toussai : tout allait bien, j’entendais normalement. Je me dirigeai vers mon fauteuil, et là le bébé pleura de nouveau.
Je ne sais pas combien de temps je restai, raide comme un poteau télégraphique, à tendre l’oreille. Le plus effrayant, c’était que j’entendais avec une netteté absolue. Je me rendais même compte qu’il ne s’agissait pas du miaulement dépourvu de sens d’un nouveau-né ni du hurlement vexé d’un bambin de quatre ou cinq ans — c’était un bébé qui ne savait encore ni marcher ni parler, et pas un nouveau-né qui vociférait et s’étranglait. J’ai un neveu de cet âge — un an et quelque …
La sonnerie de l’appel-radio tonitrua, assourdissante, et, pris au dépourvu, mon cœur faillit bondir hors de ma poitrine. M’appuyant au tableau, je m’approchai tant bien que mal du récepteur et branchai l’écoute. Le bébé pleurait toujours.
— Alors, quoi de neuf chez toi ? s’enquit Vadik.
— Rien.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Rien, répétai-je.
Je me surpris en train de couvrir le micro de ma main.
— Je t’entends mal. Eh bien, comment vas-tu t’en tirer ?
— On verra, marmonnai-je, comprenant à peine ce que je disais.
Le bébé continuait à pleurer, à présent moins fort, pourtant aussi distinctement.
— Qu’est-ce que tu as, Stas ? demanda Vadik, soucieux. Je t’ai réveillé ou quoi ?
J’aurais surtout voulu répondre « Écoute, Vadik, j’ai je ne sais quel bébé qui pleure ici sans arrêt. Qu’est-ce que je dois faire ? » Toutefois, j’eus assez d’intelligence pour me douter de la façon dont on pourrait interpréter mes paroles. En conséquence, je m’éclaircis la gorge et répliquai :
— Je te rappelle dans une petite heure. J’ai deux ou trois trucs qui se dessinent, mais pour l’instant je n’en suis pas complètement sûr …
— Bo-on, traîna Vadik, interloqué, et il se débrancha.
Je restai encore quelque temps devant le récepteur, puis regagnai mon tableau. Le bébé sanglota encore un peu et s’apaisa. Tom, lui, était de nouveau arrêté. Cette caisse avariée avait de nouveau cessé le travail. Jack et Rex également. Je pointai de toutes mes forces le doigt sur la touche de contrôle. Aucun effet. J’eus envie de pleurer à mon tour, mais je m’aperçus à la seconde que j’avais coupé le système de mes propres mains il y a deux heures au moment de m’attaquer au programme. Oui, question travail, en ce qui me concerne, bravo ! Et si j’informais la base et leur demandais de me préparer un remplaçant ? Ah, quel dommage, zut … Je me surpris en train d’attendre, épouvantablement crispé, l’instant où tout cela allait recommencer. Je me rendis compte alors que si je demeurais là, dans le poste de pilotage, je tendrais l’oreille encore et encore, je ne pourrais rien faire d’autre sinon tendre l’oreille et, naturellement, j’entendrais, j’entendrais de ces trucs !