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Soudain, Komov demanda :

— Eh bien, quel est votre avis à vous, Stas ?

Je faillis lâcher « Qu’est-ce que j’en ai à fiche des Pèlerins ? » et me ressaisis à temps. Je demeurai une seconde sans bouger pour me donner de l’importance, puis me tournai avec mon fauteuil. Komov, le menton posé sur ses doigts croisés, contemplait le petit écran éteint du viseur. Ses yeux étaient mi-clos, sa bouche exprimait la douleur.

— Apparemment il va falloir attendre, avançai-je. Que peut-on faire ? Le Petit ne viendra peut-être plus, d’ailleurs … En tout cas, pas de si tôt …

Komov sourit d’un coin de sa bouche.

— Le Petit viendra, aucun problème. Il aime trop poser des questions. Imaginez-vous la quantité de nouvelles questions qu’il a maintenant ?

À peu de choses près, c’était mot pour mot ce qu’avait dit Wanderkhouzé dans le mess.

— Alors, probablement … bredouillai-je, indécis, probablement que c’est en effet mieux ainsi …

Que pouvais-je lui répondre ? Après Gorbovski, après Komov en personne, que pouvait proposer un ordinaire cybertechnicien insignifiant, âgé de vingt ans, avec une expérience du travail pratique de six jours et demi, un gars certes pas mauvais, travailleur, s’intéressant à un tas de choses etc., seulement, avouons-le sans détour, pas un puits de sciences, un tantinet simple, ignare …

— Probablement, répéta mollement Komov. (Il se leva, se dirigea en traînant les pieds vers la porte, mais s’arrêta sur le seuil. Soudain, son visage se tordit. Il cria presque :) Est-ce possible qu’aucun de vous ne se rende compte que le Petit est un cas unique, un cas, en fait, impossible et pour cela unique et dernier ! Ça ne se reproduira jamais. Comprenez-vous ? Ja-mais ?

Il s’en alla et moi, je restai face à l’émetteur, dos à l’écran, m’efforçant de voir clair pas tant dans mes pensées que dans mes sentiments. Jamais !.. Jamais, c’est certain. Dans quelle embrouille sommes-nous, tous ! Pauvre Komov, pauvre Maïka, pauvre Petit … Mais qui est le plus pauvre ? À présent, il est évident que nous partirons d’ici. Le Petit en sera soulagé. Maïka ira étudier la pédagogie. Donc, en réfléchissant bien, le plus pauvre, c’est Komov. Non, rien que l’idée : tomber — tomber personnellement ! — sur une situation unique, sur une possibilité unique d’étayer ses théories par des fondements expérimentaux et d’un seul coup voir tout voler en éclats ! D’un seul coup le Petit destiné à devenir un aide fidèle, un intermédiaire inappréciable, le bélier principal qui devait renverser le moindre obstacle se transforme lui-même en obstacle principal … On ne peut pourtant pas poser la question ainsi : l’avenir du Petit ou le progrès vertical. Il y a là je ne sais quel mauvais tour de la logique, genre apories de Zénon … Ou bien n’est-ce pas un mauvais tour ? Ou bien faut-il, au contraire, poser la question de cette façon ? Il s’agit quand même de l’humanité … Plongé dans mes méditations, je me tournai avec mon fauteuil, examinai distraitement les environs et poussai un cri. Les grandes questions sortirent en flèche de ma tête.

Aucune trace d’ouragan, comme s’il n’y en avait jamais eu. Tout, autour, blanc de givre et de neige ; Tom se trouvait très près du vaisseau, et je compris immédiatement que c’était le Petit qui se tenait assis là, dans la neige, sans pouvoir se décider à entrer, seul, déchiré entre deux civilisations …

Je bondis et galopai le long du couloir. Je pénétrai dans le caisson, faillis saisir machinalement ma pelisse, la rejetai aussitôt, frappai de tout mon corps contre la membrane de la trappe et dégringolai dehors. Il n’y avait pas de Petit. Ce stupide Tom alluma son signal, quêtant des ordres. Mais juste près de la trappe, sous mes pieds, se détachait en noir un objet rond. L’espace d’un instant je m’imaginai je ne sais quelle horreur. Je mis même du temps à me forcer à me pencher.

Notre ballon. Affublé du bandeau avec le « troisième œil ». L’objectif était brisé, et le bandeau semblait avoir passé sous une avalanche de pierres.

Aucune trace sur la nappe de neige.

CONCLUSION

Il m’appelle chaque fois qu’il a envie de parler.

— Bonjour, Stas, dit-il. Et si on bavardait ? D’accord ?

Pour la liaison sont prévues quatre heures par jour, mais il ne respecte jamais l’horaire. Il n’en tient pas compte. Il m’appelle quand je dors, quand je suis dans mon bain, quand j’écris des rapports, quand je me prépare à la prochaine conversation avec lui, quand j’aide les gars qui passent au peigne fin le satellite des Pèlerins … Je ne me fâche pas. On ne peut pas se fâcher contre lui.

— Bonjour, Petit. Bien sûr, bavardons.

Il plisse les yeux, comme s’il éprouve du plaisir, et me pose sa question standard :

— Tu es vrai maintenant, Stas ? Ou est-ce ton image ?

Je rassure que c’est moi, en chair et en os. Stas Popov, personnellement, pas son image. Ça fait déjà plusieurs fois que je lui explique que je ne sais pas construire d’images et, à mon avis, ça fait très longtemps qu’il l’a compris, mais sa question demeure. Peut-être le dit-il à titre de plaisanterie, peut-être ne s’imagine-t-il pas un échange de salutations sans cette question ou alors, simplement, il aime le mot « image ». Il a quelques mots préférés — « image », « phénoménal », « voile de perroquet » …

— Pourquoi les yeux voient-ils ? commence le Petit.

Je lui explique pourquoi. Il écoute attentivement, touchant sans cesse ses yeux avec ses doigts longs et sensibles. Il sait écouter magnifiquement et bien que maintenant il ait abandonné sa manière de s’agiter tel un enragé, je continue à sentir continuellement en lui, quand quelque chose le stupéfie particulièrement, un curieux entrain, une passion impétueuse cachée, une extase dévorante indescriptible d’apprendre qui m’est, hélas, inaccessible.

— Phénoménal ! me complimente-t-il lorsque je termine. Casse-noisettes ! Je vais y méditer, puis je redemanderai …

À propos, ses méditations solitaires sur ce qu’il a entendu (danse démente des muscles faciaux, ornements alambiqués de pierres, de branchettes, de feuilles) lui insufflent parfois des questions fort étranges. Comme maintenant, par exemple :

— Comment a-t-on su que les gens pensent avec leur tête ? interroge-t-il.

Légèrement ahuri, je patauge. Il m’écoute, infailliblement attentif. Peu à peu j’émerge à la surface, je trouve un terrain solide sous mes pieds et tout semble aller sans anicroche, nous paraissons contents, lui et moi, pourtant, quand je termine, il déclare :

— Non. C’est très restreint. Ce n’est pas vrai toujours. Si je ne pense qu’avec ma tête, pourquoi ne puis-je absolument pas méditer sans mes mains ?

Je sens que nous sommes sur un terrain glissant. Le Centre m’a catégoriquement prescrit d’éviter coûte que coûte les conversations susceptibles de le faire penser aux aborigènes. Il faut dire que le Centre a raison. Je n’arrive pas à esquiver complètement ces conversations et récemment j’ai remarqué que le Petit supporte très douloureusement même ses propres références à son mode de vie. Commencerait-il à deviner ? Qui sait … Depuis quelques jours déjà j’attends une question directe. J’ai envie de l’entendre et j’en ai peur …