– Vous n’y êtes pas, me dit-il. Le génie de la profession, vous l’avez, c’est sûr, je ne vous le conteste pas, mais la pratique vous fait défaut… Je suis là, moi, par bonheur… Quoi! une phrase à propos du crime vous met sur la piste, et vous ne poursuivez pas…
– Comment cela?
– Il faut l’utiliser, ce caniche fidèle.
– Je ne saisis pas bien…
– Alors sachez attendre… Madame Monistrol sortira vers deux heures, pour être à trois au Palais de Justice, la petite bonne sera seule à la boutique… vous verrez, je ne vous dis que cela!…
Et en effet, j’eus beau insister, il ne voulut rien dire de plus, se vengeant de sa défaite par cette bien innocente malice. Bon gré mal gré, je dus le suivre au café le plus proche, où il me força de jouer aux dominos.
Je jouais mal, préoccupé comme je l’étais, et il en abusait sans vergogne pour me battre, lorsque la pendule sonna deux heures.
– Debout, les hommes du poste! me dit-il en abandonnant ses dés.
Il paya, nous sortîmes, et l’instant d’après nous étions de nouveau en faction sous la porte cochère, d’où nous avions étudié les abords du magasin Monistrol.
Nous n’y étions pas depuis dix minutes, quand madame Monistrol apparut sur le seuil de sa boutique, vêtue de noir, avec un grand voile de crêpe, comme une veuve.
– Jolie toilette d’instruction! grommela monsieur Méchinet.
Elle adressa quelques recommandations à sa petite domestique et ne tarda pas à s’éloigner.
Patiemment, mon compagnon attendit cinq grandes minutes, et quand il supposa la jeune femme déjà loin:
– Il est temps, me dit-il.
Et pour la seconde fois nous pénétrâmes dans le magasin de bijouterie.
La petite bonne y était seule, assise dans le comptoir, grignotant pour se distraire quelque morceau de sucre volé à sa patronne.
Dès que nous parûmes, elle nous reconnut, et toute rouge et un peu effrayée, elle se dressa.
Mais sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche:
– Où est madame Monistrol? demanda monsieur Méchinet.
– Sortie, monsieur.
– Vous me trompez… Elle est là, dans l’arrière-boutique.
– Messieurs, je vous jure que non… Regardez-y, plutôt.
C’est de l’air le plus contrarié que monsieur Méchinet se frappait le front, en répétant:
– Comme c’est désagréable, mon Dieu!… comme cette pauvre madame Monistrol va être désolée…
Et la petite bonne le regardant bouche béante, l’œil arrondi d’étonnement:
– Mais au fait, continua-t-il, vous, ma jolie fille, vous pouvez peut-être remplacer votre patronne… Si je reviens, c’est que j’ai perdu l’adresse du monsieur qu’elle m’avait prié de visiter…
– Quel monsieur?…
– Vous savez bien, monsieur… Allons, bon, voici que j’oublie son nom, maintenant!… Monsieur… parbleu! vous ne connaissez que lui… Ce monsieur à qui votre diable de chien obéit si bien…
– Ah! monsieur Victor…
– C’est cela, juste… Que fait-il ce monsieur?
– Il est ouvrier bijoutier… C’est un grand ami de monsieur… Ils travaillaient ensemble, quand monsieur était ouvrier bijoutier avant d’être patron, et c’est même pour cela qu’il fait tout ce qu’il veut de Pluton…
– Alors, vous pouvez me dire où il demeure ce monsieur Victor…
– Certainement. Il demeure rue du Roi-Doré, numéro 23.
Elle paraissait toute heureuse, la pauvre fille, d’être si bien informée, et moi, je souffrais, de l’entendre ainsi dénoncer, sans s’en douter, sa patronne…
Plus endurci, monsieur Méchinet n’avait pas de ces délicatesses.
Et même, nos renseignements obtenus, c’est par une triste raillerie qu’il termina la scène…
Au moment où j’ouvrais la porte pour nous retirer:
– Merci, dit-il à la jeune fille, merci! Vous venez de rendre un fier service à madame Monistrol, et elle sera bien contente…
XII
Aussitôt sur le trottoir, je n’eus plus qu’une idée.
Ajuster nos flûtes et courir rue du Roi-Doré, arrêter ce Victor, le vrai coupable, bien évidemment.
Un mot de monsieur Méchinet tomba comme une douche sur mon enthousiasme.
– Et la justice! me dit-il. Sans un mandat du juge d’instruction, je ne puis rien… C’est au Palais de Justice qu’il faut courir…
– Mais nous y rencontrerons madame Monistrol, et si elle nous voit, elle fera prévenir son complice…
– Soit, répondit monsieur Méchinet, avec une amertume mal déguisée, soit!… le coupable s’évadera et la forme sera sauvée… Cependant, je pourrai prévenir ce danger. Marchons, marchons plus vite.
Et de fait, l’espoir du succès lui donnait des jambes de cerf. Arrivé au Palais, il gravit quatre à quatre le raide escalier qui conduit à la galerie des juges d’instruction, et, s’adressant au chef des huissiers, il lui demanda si le magistrat chargé de l’affaire du petit vieux des Batignolles était dans son cabinet.
– Il y est, répondit l’huissier, avec un témoin, une jeune dame en noir.
– C’est bien elle! me dit mon compagnon.
Puis à l’huissier:
– Vous me connaissez, poursuivit-il… Vite, donnez-moi de quoi écrire au juge un petit mot que vous lui porterez.
L’huissier partit avec le billet, traînant ses chausses sur le carreau poussiéreux, et ne tarda pas à revenir nous annoncer que le juge nous attendait au n° 9.
Pour recevoir monsieur Méchinet, le magistrat avait laissé madame Monistrol dans son cabinet, sous la garde de son greffier, et avait emprunté la pièce d’un de ses confrères.
– Qu’y a-t-il? demanda-t-il d’un ton qui me permit de mesurer l’abîme qui sépare un juge d’un pauvre agent de la sûreté.
Brièvement et clairement, monsieur Méchinet exposa nos démarches, leurs résultats et nos espérances.
Faut-il le dire, le magistrat ne sembla guère partager nos convictions.
– Mais puisque Monistrol avoue!… répétait-il avec une obstination qui m’exaspérait.
Cependant, après bien des explications:
– Je vais toujours signer un mandat, dit-il.
En possession de cette pièce indispensable, monsieur Méchinet s’envola si lestement que je faillis tomber en me précipitant à sa suite dans les escaliers… Un cheval de fiacre ne nous eût pas suivis…