Me revoici sur le palier. Le cadavre de la pauvre Yvette, avec son hachoir à entrecôte planté dans la calebasse, me paraît infiniment ridicule. Tout cela n’est-il pas à hurler de rire dans sa démoniaquerie ?
L’existence est une louperie gigantesque. Un coup foireux de première. S’agit malgré tout de retrouver son équilibre. On doit tenter de vivre.
D’abord, d’où provient ce hachoir ?
Je retourne au rez-de-chaussette. Vais à la cuisine. Elle est douillette, bien en ordre, avec encore des senteurs de pommes de terre nouvelles sautées.
Bien que déjà ancienne, elle est équipée de façon très fonctionnelle. Je note un plan de travail avec une batterie de coutelas aux lames étincelantes. Acquisition récente, sûrement. Les ustensiles sont dessinés sur un fond blanc, afin de faciliter leur rangement après usage. Un vide ponctué d’une silhouette de hachoir confirme mes doutes.
Bon, essaie de piger, Sana. Tu vas pas faire la brasse coulée dans la choucroute jusqu’à la Saint Monzob ? Le soleil luit et la vie s’offre à toi, déchiffre-la, bordel !
Question à dix francs :
Ces meurtres des époux Margotton sont-ils liés à celui de la maison voisine ?
Réponse :
Sans aucun doute.
Question à cent balles :
Pourquoi le meurtrier a-t-il pénétré chez ce couple de vieillards ?
Réponse :
Parce qu’il y a été contraint.
Question à mille points :
Pourquoi y a-t-il été obligé ?
Réponse :
Pour échapper à un danger.
Question à dix mille tickets :
De quel danger s’agissait-il ?
Réponse :
Quelqu’un le menaçait.
Mon raisonnement est aussi poussif que la manœuvre d’un pétrolier géant contraint à virer de bord sur le lac de Genève. Enculage de mouches en série, sans vaseline. Mais, putasse de sa mère, qu’est-ce qui nous choit sur la hure, soudain ? J’en ai plein les miches de la pleine lune !
Je me dépose sur un tabouret de cuisine et regarde par la fenêtre un jardin de banlieue échevelé. Depuis lulure, le père Margotton ne le fait plus. Il part en friche. La vioque, son seul apport à la culture, c’est un massif de rosiers auquel elle accordait ses soins. Poésie pas morte, elle ! J’avise un hérisson qui traverse l’allée centrale « mangée d’herbes », écrirait un romancier de mes burnes qu’aurait obtenu son B.E.P.C. avec mention. Qu’est-ce qu’il en a à branler, de nos superstitions, ce gentil mammifère ?
Tout à coup, je me cabre du cervelet. Ouvre la petite porte vitrée donnant sur le garden. Une bienheureuse excitation est venue m’arracher à ma torpeur. Je me sens, tu sais quoi ? Motivé.
Mon tarbouif pompe l’air de ce printemps finissant des bords de Seine avec délectance. Odeurs de foins, de roses trémières… Des hirondelles criblent le ciel de leurs traits sombres, très haut, signe que le temps va se maintenir au beau fixe.
Je m’approche de l’allée dont au sujet de laquelle je viens de te causer, tête basse, le regard rampant. Le hérisson s’est esbigné. Je lis des foulures de pas dans les plantes sauvages. Ces traces traversent le jardin jusqu’à une portelle de fer rouillé maintenue fermée par un cadenas. Je l’examine. Elle est haute d’un mètre quatre-vingts environ et il est visible que quelqu’un l’a escaladée récemment. Traces de semelles sur le métal rouillé et, beaucoup mieux : au faîte de la porte, je dégauchis un minuscule lambeau d’étoffe arraché d’un vêtement par la tête coupante d’un rivet desserré.
Tu parles si je chique à Poirot-Maigret. Récupère gentiment ces brins d’étoffe et les insère dans la gaine de plastique protégeant mon permis de conduire. N’ensuite de quoi, je franchis également, et élégamment, la porte qui ressemble à une toile de mon ami Oberto, ce grand peintre italien de Genève dont on saura bientôt le talent. Me trouve dans une ruelle banlieusarde piquetée de lampadaires évoquant les vieux becs de gaz d’autrefois. Elle va du centre de la localité (loque alitée) à un terrain omnisports. Elle est bordée, d’un côté, par les jardins des pavillons, de l’autre, par une sarabande d’immeubles de deux étages, d’apparence modeste, qui doivent abriter une population laborieuse. Un moment j’ai l’idée de faire du lourde-à-lourde pour m’enquérir du fuyard de la noye, mais je me dis qu’il est peu probable qu’un insomniaque se soit trouvé à sa fenêtre à cet instant précis.
En fait de quoi, je suis la rue du désenchantement irrémédiable jusqu’au terrain de basket où quelques beurs s’entraînent à mettre la main au panier.
Je les contemple, les écoute surtout, me dis qu’ils sont déjà français à part entière. Que la vie, c’est tout partout, que rien n’appartient à personne vraiment, sinon sa peau pour quelque temps, et encore n’est-elle qu’un travesti de location pour bal costumé chiatique.
Pendant que je les regarde s’escrimer en criant sur leur ballon, il me vient un vague sentiment de gêne que je connais bien. Il me biche chaque fois que je suis observé. Tout autre qu’un homme maître de soi se retournerait pour examiner les environs, seulement Bibi est un pro, ne l’oublie jamais. Un mec possédant son self à la puissance mille.
J’attends en imperturbant, puis j’ôte mon mocassin droit que je secoue comme s’il recelait un gravier endoloreur. J’en profite pour mater l’alentour de mon œil infaillible de faucon maltais. En quatre secondes, je retapisse une chignole remisée à cinquante mètres de là sous les ombreux platanes d’une petite place. Je repère un scintillement fulgurant. Quelqu’un m’observe avec des jumelles qui accrochent le soleil. Voilà qui me trouble grandement. Qui est cet observateur indiscret ? En quoi l’intéressé-je ? Est-ce ma qualité de drauper qui mobilise son attention ?
Posément, je remets ma godasse, suis un instant encore le jeu des basketteurs, et reprends ma nonchalante promenade. Elle me conduit en direction de la bagnole stoppée.
Chemin pensant, j’avise deux bancs de bois sous les platanes plantés en rectangle.
Ayant un plan d’action en tronche, je vais m’asseoir sur l’un d’eux, quitte mon soulier et chique au gazier qui a cru à un petit caillou intempestif dans un premier temps, mais s’aperçoit, dans un second, qu’il a affaire à un traître clou ayant traversé sa semelle. Je ramasse une pierre pour frapper l’incongru. En réalité, je prends, dans la poche briquet de mon veston aux dimensions anormales (mais je porte du sur mesure) un feu extra-plat qu’un armurier bricoleur de mes relations a conçu et réalisé spécialement pour ma pomme. L’arme, à peine plus grosse qu’un tire-bouchon de garçon de café, virgule des bastos de 3,5 mm qui, en aucun cas, n’auraient permis de gagner la bataille d’El-Alamein, mais t’aplatissent les pneus les mieux gonflés. Le bruit des détonations est insignifiant ; je sais des loufes de Béru plus riches en sonorités.
Positionné de biais sur mon banc, avec ma godasse comme support, j’ai le regret de placer mes brimborions de plomb dans la gomme sur-choix d’une élégante Safrane Renault noir métallisé.
Un rêve ! Les boudins n’éclatent pas mais se vident rapidement, mes projectiles miniatures leur ayant infligé des plaies irréparables.
Le plus jouissif, laisse-moi te faire gondoler : le conducteur ne s’est rendu compte de rien. Faut que je te le précise : il a branché sa radio, laquelle émet un pacsif de décibels (que le Mastard appelle des jézabels, ce qui est le nom de la maman de mon cher Jacques Attali de l’Académie française en perspective).
Bibi, tout son moral récupéré et donc requinqué de la cale à la dunette, se rechausse et quitte son banc. Cette fois, je marche droit à la bagnole.