L’observateur s’en rend compte et, se constatant débusqué, lance le moulin pour opérer une décarrade digne d’Universal Film. Las ! au bout de cent mètres sur les jantes, sa caisse se met à zigzaguer. Il veut en pousser la vitesse, bien qu’elle soit déchaussée, mais ce genre de tentative n’a jamais donné de bons résultats, à ma connaissance, Alain Prost te le confirmera.
Après une série de zigzags sur les pavés ronds, à l’ancienne, de la chaussée, il coupe les gaz et sort de sa caisse précipitamment.
Il commence déjà à fuir, seulement j’interviens.
— Non, cher monsieur ! lui lancé-je sans presque hausser le thon, comme disait une morue. Ce qui vient de se passer pour vos pneus est tout à fait applicable à votre personne.
C’est mon calme enjoué qui le stoppe, tu ne m’ôteras jamais ça de l’idée. Donc, il sort les aérofreins et me fait face.
Il s’assagit d’un zigus d’une trente-huitaine d’années (ou damnée), plutôt chauve, plutôt blond, et extrêmement mal à l’aise. Il est bien sapé : costard, limouille blanche, cravetouze rayée. Il porte des lunettes sans monture, aux branches dorées, et un reliquat de furoncle sur la pommette droite. Son regard est clair, dur et cependant craintif. Il semble aussi emmerdé qu’un mec qui aurait avalisé pour cent millions de traites à un ministre démissionné.
— Qu’est-ce qui vous prend ? me rebuffe-t-il. Je ne vous connais pas !
— Moi non plus, admets je, mais justement ça va être l’occasion rêvée d’échanger nos cartes. Et de lui présenter la mienne.
— Je vous ai infligé un préjudice quelconque ? il me fait.
— Vous me surveilliez à la jumelle.
— Serait-ce un délit ?
— Qui sait ?
Et puis les nerfs me bichent sans crier S.N.C.F. J’ai des crises, parfois.
Je lui emmanche un pain de trois livres sur sa pommette intacte, laquelle se fait un devoir d’éclater. Après quoi, j’essuie ma rangée de phalanges ensanglantées sur sa belle régate.
— Ça, oui : c’est un délit ! assuré-je froidement. Qu’aussitôt, je lui offre les bracelets de la Poule.
Sonné, hébété, il se met à marcher devant moi sans piper. Quand il a tendance à ralentir, je lui place un coup de genou dans les noix, rien de plus démoralisant pour un type.
Des gens qui déambulaient nous regardent, interdits.
On marche dans le soleil de juin.
Où sont passés les loups-garous ?
9
LAIT DE VACHE
Le bigophone !
Pile comme je regagne la maison du défunt capitaine au long cours, avec mon prisonnier en guise de bouclier.
Je décroche.
— Oui ?
C’est le Négus…
— Je suis à pied d’œuvre, m’annonce-t-il. J’ai commencé par le ministère de la Marine et ç’a été tout de suite juteux.
— Vas-y, Dudule !
— Ton père La Cerise a mal terminé sa carrière d’officier puisqu’il est passé en conseil de guerre et qu’il a été destitué avec radiation sans solde de la Marine. Ça s’est déroulé en 1964.
— Motif ?
— Il aurait couvert un trafic de drogue qui se serait opéré à bord du bâtiment qu’il commandait. Il a nié éperdument ce qui, je pense, lui a évité une peine d’emprisonnement. Les deux marins qui se livraient à cette besogne lucrative ont été retrouvés noyés dans la rade de Toulon, et n’ont pu, de ce fait, déposer. Compte tenu des états de service de son père qui fut amiral d’escadre, l’affaire a été plus ou moins mise sur une voie de garage. L’amiral qui vivait encore à l’époque est mort peu après, miné par le déshonneur…
Jérémie reprend son souffle, puis, à nouveau, la parole :
— Sur le plan familial, il était marié avec une personne de la noblesse nantaise, une demoiselle de Magonfle, Adèle, dont il n’a eu qu’un enfant : une fille prénommée Antoinette qui ne s’est jamais mariée et qui vit à Antibes. Lorsque l’affaire a éclaté, la femme du commandant Lhours, qui vivait dans cette maison, s’est immédiatement séparée de lui et a été s’installer à Antibes, dans la demeure qu’occupe leur fille actuellement. Elle a démarré peu après une maladie d’Alzheimer qui l’a emportée une quinzaine d’années plus tard.
Un temps de récupération, puis mon sombre adjoint déclare :
— C’est tout pour l’instant.
— Pas mal. Tu as l’adresse de la fille ?
Le all black récite, sans hésiter :
— Chemin des Sœurs Karamazov, cap d’Antibes, villa « La Pigne de Pin ».
— Sais-tu que tu es un auxiliaire plus que précieux, Ophélie ?
— Si tu l’affirmes…
— Comment vont tes nouvelles amours ?
— Lesquelles ?
— Avec la petite greluche qui poireautait dans ma bagnole ?
— Ah ! la petite salope ? Elle n’a rien voulu savoir pour me suivre.
— Raciste ?
— Au contraire : elle m’a avoué qu’elle aurait bien aimé tenter une expérience avec un colored, mais qu’elle avait un coup de foudre terrible pour toi et qu’elle attendrait ton retour aussi longtemps qu’il le faudrait. Que veux-tu que je te dise, Antoine, tu es un don Juan auquel on ne peut pas se mesurer. A ta place, je la tirerais ; tu risques de tomber sur la bonne surprise.
— Merci du conseil, dis-je. Continue de chercher dans la même direction, camarade ; il y a des filons qui méritent d’être exploités jusqu’à la dernière veine !
Je raccroche.
Le Rouquemoute qui poursuivait son suif dans le carré du capitaine débouche, en surexcitance.
— Ah ! Antoine, figure-toi…
Je le minéralise d’une prunellée d’acier.
— Je suis à toi dans quelques instants, beau blond.
Sans vergogne, je glisse ma dextre dans la veste du binoclard et pêche son larfouillet dans sa vague.
— Ne vous gênez pas ! gronde-t-il.
— Pensez-vous !
Et je lui place un coup de boule dans le renifleur. Il pavoise illico.
Je ne comprends pas ce qui m’arrive, avec ce gazier. C’est vrai qu’il ne m’a rien fait, sinon m’observer, ce qui n’a jamais constitué un forfait punissable ; cependant, d’entrée, j’ai eu vocation de le massacrer. Quelque chose d’impondérable (de lapin) qui me titille la nervoche.
Ce sieur se nomme Igor Makilowski, né à Odessa. Ingénieur chimiste domicilié à Marseille, rue de Paradis.
Mon bourre-pif lui amène des larmes qui me font autant de peine que la dernière crise d’éthylisme de Boris Eltsine, lequel n’a qu’un ennemi déclaré : les escaliers.
— Vous voudrez bien me pardonner ces gestes d’humeur, me rasséréné-je-t-il, mais il se trouve que le quartier grouille de cadavres, si j’ose une telle métaphore. Parlons plutôt sereinement. Que faites-vous dans les parages ?
— C’est mon droit, non ?
Je lui assure un crochet à la pointe du bouc qui lui vaudra plus tard des déprédations dans sa denture.
— C’est votre droit, et ça, c’est ma droite ; on poursuit ?
— Vous ne devriez pas me frapper !
— Hélas non, mais quand une bêtise est commise, un peu plus, un peu moins, c’est du pareil au même.
Et là, il déguste un ramponneau au plexus qui le fait tomber à genoux. Et comme il est en prière, kif s’il se trouvait dans la grotte des miraculades de Lourdes, j’ai une soudaine illumination. Je fais un signe à Mathias et approche mes lèvres délectables du cérumen abject qui lui sort des coquillages.
— Va à la tire de ce mec qui se trouve à deux cents mètres à gauche en sortant : c’est une grosse Renault avec les deux boudins arrière crevés. Tu la fouilles avec ta méticulosité proverbiale, O.K. ?