— Tu me mens, fais-je ; ton nez bouge !
Une vieille plaisanterie qui remonte à ma petite enfance.
J’enchaîne :
— Il est mort ?
Je pose la question sans émotion. Y a des circonstances qui te rendent insensible. Sans doute parce que je suis dans le coltar ?
— Non, non, mon grand ! Je te jure. Seulement il a été touché à la tête et on a dû le trépaner. Les docteurs ne peuvent se prononcer.
Je pense à cette expression : « se prononcer ». La trouve archaïque, caduque, obsolète et tout !
— Un garçon de sa valeur, balbutie Féloche, submergée par le chagrin.
Et moi, vadrouillant toujours dans les égoïsmes confortables :
— Il s’en tirera !
Tout au fond de ma conscience, quelque chose me dit que si Mathias passe l’arme à gauche, je le chialerai comme cent veaux.
Une infirmière survient, pas du tout l’héroïne pour feuilleton TV amerloque. La dame est copieuse, ventrue, rouquinante, avec un bec-de-lièvre mal opéré et des yeux qui passent leur temps à se surveiller.
Elle s’adresse à m’man :
— Il y a là un monsieur qui se prétend « de la famille » et qui insiste pour entrer, malgré l’écriteau « Visites interdites ».
— Je vais voir, décide ma vieille.
Exit Féloche.
L’infirmière Carabosse m’investigue de son regard centrifuge.
— Vous êtes comment ? qu’elle me demande avec la bienveillance d’une matonne qui sent les prémices d’une mutinerie.
— Comme ça, réponds-je.
Elle hausserait les épaules si elle en avait, mais la graisse rend son buste monolithique. Alors elle s’emporte en maugréant des choses dans sa langue maternelle qui pourrait être le bosniaque ou, à la rigueur, le monténégrin.
Et qui vois-je viendre, sitôt qu’elle a clarifié mon horizon ? La Pine ! mon z’ami. La Pine des grands days, en costard de flanelle rayée façon bagnard d’opérette.
Il s’est défait de son sempiternel mégot de papier maïs et arbore le ruban rouge de la Légion d’honneur. Rasé de frais, lotionné urbi et orbi, la moustache teinte, l’oreille talquée, il ressemble à ces vieux Anglais qu’on voit traînasser, jumelles au ventre, sur le champ de courses d’Ascot.
En m’apercevant à l’état de gisant, il pleure.
— Mon petit, mon petit, mon gamin ! hoquette la vieillasse en éclaboussant le carrelage de ses larmes.
Il se penche pour me baiser au front, ainsi que faisaient jadis les pères inclinés sur leur fils touché à mort au court d’un duel. Il sent Pinaud, mon César : une odeur composite de pisse froide, de tabac, d’eau de toilette coûteuse et de muscadet en cours de digestion.
— Tu nous en fais de belles ! qu’il poursuit. Ce qui me donne fortement envie de le traiter de vieux nœud coulant.
Comme il juge cette déclaration judicieuse, il la réitère pour Félicie :
— N’est-ce pas, chère madame, qu’il nous en fait de belles, ce vilain ?
— Pas une raison pour que tu sombres dans la gâtouille intégrale, vieux zob irrécupérable !
Loin de se vexer, il nous chevrote un rire de bélier castré.
— Je vois qu’il n’a rien perdu de son humour, c’est bon signe, assure l’Ancêtre.
M’man lui apporte une chaise et il s’assied à ma gauche préférée.
Désireux de lui éviter les questions inhérentes à mon état, je prends les devants :
— La balle a été extraite dans d’excellentes conditions. J’ai perdu beaucoup de sang, mais on l’a compensé par des transfusions qui, je l’espère, ne me flanqueront pas le sida. Ma tension est normale. Tout risque d’infection à peu près écarté. Je quitterai vraisemblablement l’hosto dans huit jours et j’irai passer une quinzaine de convalo à l’Ermitage de La Baule avec ma maman. Voilà la question santé réglée, maintenant parle-moi de l’affaire ?
— Elle fait un bruit terrible ! Les journaux l’appellent « L’Affaire de la décennie ». Il y a quinze journalistes devant l’établissement.
— Qui l’a reprise ?
— Le juge Des Baguettes et le principal Miborgne.
— Du nouveau ?
— Votre agresseur s’est évanoui dans la nature. Les papiers que tu as trouvés sur lui sont faux, et la voiture dont il s’est servi a été volée dans le parking de l’aéroport Charles-de-Gaulle. On a identifié le cadavre trouvé dans le coffre : celui d’un jeune séminariste nommé Jean-Baptiste Lhours.
— Lhours comme l’officier de marine ?
— C’était son neveu.
La Pine sort son paquet de tiges et va pour s’en introduire une dans la clape.
— Je ne crois pas que ce soit autorisé, monsieur Pinaud, le rappelle à l’ordre ma gentille moman.
Milord rengaine son compliment. Moi, je gamberge à m’en flanquer le tournis. J’entrevois des éléments de cette terrible nuit de pleine lune. L’ancien officier de vaisselle (féminin de vaisseau) mourait de trouille à chacune des lunaisons fatidiques. Il a tenté de faire dormir sa grosse poil-aux-pattes dans sa villa, mais elle a refusé. Alors l’idée lui est venue d’en appeler à son neveu. Un séminariste, presque prêtre, ça doit être cap’ de conjurer le démoniaque, du moins pour une nuit. Le jeune Jean-Baptiste accepte d’assister son tonton qu’il croit barge. Il se pointe chez celui-ci et la nuit commence. Il le rassure, lui soulage l’angoisse. Mais le meurtrier de la pleine lune survient.
Que s’est-il passé ?
Des hypothèses m’affluent au pas de course. Peut-être que l’apprenti curé s’est absenté au moment où « l’ogre » s’est radiné ? Ou encore est-il allé dormir dans une autre chambre ? Le « monstre » tue l’ancien officier de marine, s’acharne sur son corps, le saccage, le met en charpie. Puis il perçoit un bruit, réalise qu’il n’est pas seul dans la crèche et s’élance à la poursuite du séminariste qui, affolé, s’enfuit. Le « loup-garou » le course. Comprenant qu’il va être rejoint, le neveu carillonne chez les voisins. Mais il est neutralisé. La mémé ouvre sa porte à cet instant, voit la scène, commence à bramer aux petits pois. Le meurtrier la refoule. La vioque veut sortir par-derrière. Il la suit, s’empare d’un hachoir et…
— Tu sembles bien songeur ? demande Pinuchet.
— Je crois qu’il est fatigué, s’empresse de déclarer Féloche. Nous devrions…
L’humble chérie. Soucieuse de moi et du savoir-vivre. Veut me soulager de la Pinaille sans risquer de le vexer. Est prête à simulacrer son propre départ pour provoquer la décarrade de l’Ancêtre.
Je suis pris par mes évocations. Je reconstitue ce bigntz hors du commun. Pense et repense l’affaire inlassablement. Je sens qu’elle va me tarauder la coiffe jusqu’à ma prochaine piquouze, laquelle m’enverra pour une chiée d’heures dans les quetsches réparatrices.
Le Débris me presse la louche, me baise au front, me prodigue des conseils sur la manière de bien me relaxer, de faire le vide en moi. Le vide ! Tu parles ! Vieille loque ! C’est le plein que j’ai besoin de réaliser.
Ils sortent.
Bon, où en étais-je, où en laitage, où en étage, où en… Mes idées jouent à cours-moi-après-que-je-t’attrape ! Le flou. J’ai du mal à respirer. Une bastos dans les éponges, c’est pas… Pas quoi ? Hé ! partez pas, ça va devenir marrant ! Je…
Il faudrait que mes collègues…
Que mes collègues quoi ?
Non, rien. Veuillez me pardonner, les gars, je dois me mettre aux abonnés absents.
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MOUCHE À MIEL
Nonobstant mon dénuement physique, je fis un rêve. Un rêve merrrveilleux, comme dans Ramona.