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PAGNE DE NOIR (bis)

Too much !

Que de fois, seul dans l’ombre à minuit demeuré, me suis-je dit et répété ces deux brèves syllabes britannouilles. Too much ! C’est plus éloquent que « trop ». Je les entends d’ici, les ratiocineurs : « Toujours pareil, avec l’Antonio. Dès qu’il a une héroïne intéressante, il faut qu’elle disparaisse ! »

Tu crois que c’est de gaieté de cœur, dis, Poubelle ? Tu t’imagines qu’un plaisir sadique me pousse à éradiquer les gentilles qui longent mon destin ? Peau de zob, va !

Cette môme de fortuité, je la sentais. Je ne l’aurais pas épousée, mais entretenue comme un vieux beau entretient une danseuse. Me serais forgé une « existence en marge ». Elle était faite pour me jouer Back Street, la délicieuse. Elle serait devenue mon jardin secret. J’aurais même tu son existence à Féloche. On serait partis en vacances dans des contrées lointaines ; nous nous serions vus plusieurs soirs par semaine, et puis…

Et puis rien. Elle m’a sauvé la vie en offrant la sienne ! Vachement mélo, mais sublime. J’aurai connu ça, moi, Antoine : une fille qui se précipite pour me protéger, me sauver.

— Vous semblez très éprouvé, monsieur le directeur, fait « Plein-les-miches » ; j’aurais peut-être dû vous taire cette nouvelle ?

Ne réponds rien. Regarde le siège où était assise m’man à l’arrivée de mes confrères. Il est vide : m’man a mis les adjas pour nous laisser entre draupers.

— Comment savez-vous ça ? je murmure.

— Quoi ?

— Que la petite Espanche m’a sauvé la mise ?

— Elle a survécu plusieurs heures et a pu relater les faits. Elle vous avait suivi, poussée par un pressentiment.

Un chariot passe en grinçant dans le couloir. L’existence se poursuit, stoïque. Un jour, faudra bien que tout ça change ! Alors les diplodocus réapparaîtront sur la Terre ; puis les montagnes s’aplatiront pour s’en retourner sous les mers et nous serons enfin peinards !

— Vous m’avez dit n’avoir aucune trace de la femme ?

— Aucune.

— Il y avait une voiture devant la bicoque, une Saab 900 décapotable, immatriculée dans les Alpes-Maritimes. J’ai appris son numéro. Mais avec ma blessure à la tronche, je ne l’ai pas conservé en mémoire. Tout ce dont je me souvienne, c’est qu’il comportait plusieurs « 9 ».

Il possède un petit magnétophone de poche qui lui sert à emmagasiner des notes. Il y consigne mes renseignements concernant la tire.

Puis il dit une chose pas conne, ce gros con :

— Ce qui m’intrigue, c’est l’enregistrement qu’on balançait dans la maison du vieux : des hurlements de loups, un point c’est tout. Ils devaient avoir une signification, non ?

— Très juste.

— La nuit de la pleine lune, des loups ! Il y a une sorte de message là-dedans, vous ne croyez pas ?

— Sans doute.

Il sent que je reste marqué profondément par l’annonce de cette mort.

— Nous vous fatiguons, monsieur le directeur. Voulez-vous que nous vous laissions ?

— Je tiens à poursuivre cette conversation. Le vieux a été inhumé ?

— Hier matin.

— Vous avez assisté à ses funérailles ?

— Non, mais j’y ai envoyé Mordosse.

L’adjoint intervient.

— Je n’ai jamais vu funérailles plus maigres, déclare-t-il. Il n’y avait au cimetière que la fille du défunt et sa belle-sœur, la mère du séminariste assassiné.

— Vous me racontez ces deux dames ?

— La fille porte une cinquantaine pimpante. Belle femme, jolie, même très élégante. Il était clair que seul son devoir l’avait amenée là car elle ne paraissait pas du tout émue.

« L’autre, la belle-sœur, est beaucoup plus âgée. Sous ses voiles noirs, elle avait l’air de jouer une tragédie antique. Elle se sert d’une canne car elle est déhanchée. Au sortir du cimetière, elles se sont séparées avec un minimum d’effusions. »

— Vous avez questionné ces dames ? demandé-je à Miborgne.

Prends-du-rond n’aime point trop que je me mêle de son turf. Désormais, l’enquête c’est lui. Et moi, je suis devenu un témoin. Pourtant, il lui faut se soumettre à la hiérarchie ; alors il ravale ses humeurs.

— J’ai eu une conversation avec la fille. Elle n’a rien pu m’apprendre pour la bonne raison qu’elle ne voit plus son père depuis des années. Pourtant, à travers ses dires, il appert qu’elle le considérait comme un sale bonhomme. Je lui ai raconté l’histoire de l’enregistrement des loups ; elle ne comprend pas à quoi il rime. J’ai également mis l’accent sur une vengeance probable. Il est rarissime qu’on assassine un vieillard avec un pareil raffinement dans l’horreur. Elle m’a dit que son père avait eu un passé orageux, voire mouvementé.

— Vous avez enquêté aussi sur le double meurtre des voisins Margotton, je pense ?

— Certes, mais sans rien définir de positif. Il semble probable que c’est le meurtrier de l’officier de marine qui les a assassinés en coursant le petit séminariste. Un beau jeune homme, soi-dit en passant. Nous nous sommes rendus au séminaire et avons trouvé dans la chambre de Jean-Baptiste Lhours la lettre dans laquelle son oncle s’adresse à lui pour réclamer son assistance à la prochaine pleine lune. La missive est celle d’un homme que la peur égare. Mais elle contient des accents assez pathétiques. On comprend que le directeur du séminaire lui ait accordé la permission de sortir. Hélas pour ce garçon !

Nous la bouclons pendant un lapsus de temps infini, dirait le Gros. Je trie tout ce bigntz, le range soigneusement dans mon esprit.

Comme s’il lisait dans mes pensées, « Tata Miborgne » déclare :

— On est toujours sans nouvelles de Bérurier.

Je vais pour lui refiler le prospectus que ma pauvre belle âme d’Interjection a piqué dans l’une des boîtes aux lettres de l’avenue, mais je me ravise in extremis. Non ! Chasse gardée. « L’Affaire Béru » m’appartient. J’en ai en tout cas l’usufruit.

— Si vous voulez bien me lâcher les baskets à présent, je suis épuisé, dis-je à mes collègues.

— Nous étions venus prendre votre déposition, objecte l’encaisseur de chibres.

— Une autre fois, mes amis, je suis au bord de la digue-digue.

Ils s’emportent à regret.

— Quand croyez-vous que nous pourrons repasser, monsieur le directeur ? demande Miborgne depuis l’entrée de ma piaule.

Je me retiens de lui dire qu’il patiente jusqu’à la Saint-Trou ; à quoi bon le vexer ? Je me laisse couler dans le plumard.

— Ils ne t’ont pas trop fatigué, mon grand ? demande la voix toujours inquiète de ma chère m’man.

Je la rassure :

— Tu sais, les cons, c’est comme le mal de mer, il suffit de mettre pied à terre pour que l’envie de gerber se dissipe…

Je manque m’endormir. Mais sous ma coupole c’est kif dans les églises, y a toujours une petite loupiote qui veille.

— M’man, mes fringues sont ici ?

— Tu ne vas pas t’enfuir à nouveau de cet hôpital !

— Je te jure que non. Fouille ma veste pour chercher une espèce de prospectus rose, s’il te plaît.

Elle s’empresse. Mes harnais, tu parles qu’elle les sait par cœur, depuis toujours qu’elle les bichonne. Plis impecs, teinturier à la moindre « bougnette » !

Félicie trouve le papier souhaité et me l’apporte.

— Veux-tu avoir la gentillesse de téléphoner au numéro qui figure là-dessus, my darling ? Si tu obtiens Alexandre-Benoît, dis-lui de passer me voir le plus rapidement possible, sinon, demande aux renseignements le nom de l’abonné.