— Pourquoi ?
— Tu as l’air irrité, soudain.
— Ça me fait tarter, avoué-je.
— Quoi ?
— La vie, les autres, moi… Qu’est-ce qu’on est venus foutre sur l’orange bleue ?
Il tire une bouffée (interdite en ce lieu) de sa cigarette antédiluvienne et répond, d’une voix pour évidences :
— Mais, nous sommes venus vivre, Antoine. Vivre ! C’est inappréciable.
Cher gentil ! Bonhomme touché par la grâce et qui prend ça pour de l’eczéma !
Il ajoute, se baissant pour s’emparer d’un paquet enrubanné qu’il avait déposé sous mon lit :
— Je t’ai apporté deux bonnes bouteilles de chez Fauchon : du Bouzy ; ta grosse vache d’infirmière a bien un réfrigérateur où les mettre à frapper.
— La grosse vache n’a pas de frigo pour les voyous ! fait l’ogresse qui entre en brandissant un thermomètre, comme un poilu sa baïonnette.
— Ne vous fâchez pas, chère petite madame, implore La Pine ; je plaisantais. Vous n’êtes pas si forte que cela !
Jéjé en profite pour filer à l’anglaise ; il prétend partir à la recherche d’un taxiphone alors qu’il a un portable en poche. Il veut savoir si les « sommiers » ont déjà trouvé quelque chose à propos de l’amant de Mme Lhours mère.
— Moi, j’ai du nouveau, m’avertit César. Pas sur son amant, dont j’ignorais d’ailleurs l’existence, mais sur la dame elle-même…
Il me sourit béatement. Sourire vide de dentier dans son verre d’eau.
— Il paraîtrait que cette personne a eu un grave accident avant de quitter son époux, reprend la Vieillasse. Ça se serait produit à leur domicile de l’avenue Marie-France Dayot. Une bouilloire qui aurait explosé, selon son mari. Toujours est-il qu’après plusieurs semaines passées dans une clinique, elle est allée habiter chez sa fille au cap d’Antibes et n’aurait jamais réapparu sous le toit conjugal.
Du coup, la nouvelle me requinque.
Tu sais quoi ? J’exulte !
— Pinaud, éminent magicien, tu es au milieu de nous comme la rouge veilleuse d’une église. Ta lumière ne semble jamais forte, cependant elle fait la vérité dans nos affaires les plus ténébreuses. Maintenant tu vas retrouver l’établissement hospitalier où cette digne personne fut soignée. Il me faut tous les détails relatifs à cet accident. Mais embrasse-moi avant de t’en aller, et je me sentirai sanctifié !
Il me tend sa vieille joue trempée de larmes.
25
ŒUF DE FERME
Tu crois, toi, que tu te reposes, dans un hosto ? Zob ! ma vache. Y a toujours des gens qui se pointent à ton chevet, soit pour t’apporter des soins, soit pour te montrer qu’ils t’ont en grand amour ou haute estime.
Dans mes moments d’épuisement physique, au cours d’une enquête exténuante par exemple, je me prends à rêver qu’une hernie, un kyste ou autre connerie me force à l’alitement. Je m’imagine dans des draps blancs, un tantisoit rugueux, dans lesquels je pourrais connaître un repos infini avec, de temps à autre, une petite diablesse en blanc venue vérifier ma tension ou m’apporter une potion magique.
Ben je peux t’affirmer que la réalité est tout autre, mon brave. On t’arrache au sommeil à l’heure où blanchit la campagne, on te bricole, t’oint, te pique, te sonde, te lave, te manipule, te supposite l’oignon, te tâtepouls, t’abaisselangue, te tensiomètre, te rectaltouche, t’amphigourise.
Et quand c’est fini, au lieu de te laisser récupérer, on te roule à travers les couloirs jusqu’aux salles de ceci-cela, pour te radiographier tripes et boyaux, te flasher l’intérieur par tranches (cessez de respirer ! vous pouvez respirer !), pipi caca popo. Dites, elles sont drôlement chargées vos zurines. Et ce colombin, vous croyez que c’est de la merde, ça ? Vous en avez déjà vu, des étrons ? Des vrais, bien moulés, appétissants ? Il nous couve un chouf, ce mec, m’sieur le professeur ! Y a du sang dans ses selles ; et du noir, du sang digéré !
C’est la détresse. T’es happé par le « milieu hospitalier » (on peut essayer de prier saint Julien). T’embarques pour des contrées douteuses. Tu dégrades à petit feu, d’une analyse l’autre, d’un cliché l’autre. Te sens partir en couille. En sucette ! L’extérieur se fait improbable. Ton passé n’était qu’un préambule. Ta vraie vie, c’est cette période liquidatoire. L’embarquement pour cimetière. End of haricots. Tu te gaffes que tu sortiras de là les pinceaux en flèche, les paupières baissées, la braguette parfaitement boutonnée. Si t’as eu un petit lâcher de vessie pendant qu’on te saboulait, tant pis ; comme ça, t’auras les couilles au frais en attendant que le petit Jésus te reçoive !
Et puis alors, y a les visiteurs. Qu’échangent entre eux des regards définitifs tout en t’assurant que t’as bonne mine. Les parloteurs pour ne rien dire à qui tu dois rabâcher le comment que tu dors, bouffes et défèques. Faut référer de ton moral. Quoi que t’annonces comme calamités, ils t’assurent que c’est pas grave, que leurs oncle, ami, patron, épicier ont eu « la même chose » et qu’ils courent, depuis, le marathon de Paris.
Un léger bruit.
C’est m’man qui fait retour.
— Tu as des nouvelles du Gros ? lui lancé-je en forme d’accueil.
Son beau visage plein de sérénité me rassure. Silencieuse, elle vient reprendre sa place à mon côté.
— Pourquoi ne me parles-tu pas, ma poule ?
— J’ai prêté serment.
Là, je méduse. Elle joue à quoi, ma vieille dearlingue ? Des cachotteries ! Avec son « grand » ! Ce serait bien la première fois ?
— Tu te fiches de moi, m’man !
— Pas du tout. Mais lorsqu’on donne sa parole à quelqu’un, on est lié par son serment. Avant que je fasse ma première communion, mon papa m’avait déjà enseigné cela.
Ça me fait tout drôle de l’entendre prononcer le mot « papa ». C’est pourtant vrai qu’elle en a eu un, elle qui n’a été conçue que pour devenir maman !
— Ecoute, soupiré-je, je me fais un sang d’encre à propos de ce gros con de Pétomane depuis sa disparition ; je gis dans un lit d’hôpital, tu ne vas pas me laisser dans l’angoisse ?
— Tout ce que je peux te dire, c’est de ne pas te faire de souci, mon amour.
Son « amour », ça me pique les yeux. D’ordinaire elle m’appelle son « grand », voire son « chéri », mais son « amour », c’est une grande première. Elle n’a dû dire ça qu’à mon dabe, jusqu’à présent.
Je tends la main vers elle. La sienne s’y dépose, blanche mouette. Du bout des doigts, je touche le creux de son poignet, là que bat son pouls. C’est lent, mon Dieu ! Faites que « ça » ne s’arrête jamais.
— Bon, murmuré-je, donc pas d’inquiétude pour ce rouleau de boudin.
Elle ne répond rien. Tu sais que ça l’excite, son mutisme consécutif à « la parole donnée ». Elle me dévoile sans le savoir ce côté « éternelle adolescente » qui ajoute à son charme.
Un temps de silence. Un silence musical. Parfois, le soir, à la campagne, quand l’horizon devient mauve, il y a un moment de répit sur le monde.
Je fais enfin :
— Je n’ai plus qu’une inquiétude à dissiper pour avoir l’esprit en repos…
C’est tout. Je ne casse pas une broque de mieux. J’attends comme un grand dégueulasse que je suis.
Tu parles qu’elle mord à l’hameçon, la Féloche !
— Je peux savoir ce qui te tracasse ?
— La disparition d’une petite jeune fille, style Fleur-de-Marie, à laquelle j’avais demandé de suivre le Gros.
Bataille sous un crâne ! Typhon sur une grande âme. Puis, enfin, après qu’elle s’est trémoussée sur son siège :