— Tu comprends qu’ mon pote aye la gerbe, hein ? fait Sa Majesté.
Je me détourne un instant pour fuir ce spectacle indicible. Vais à la fenêtre.
Un grand jardin en friche qui, jadis, s’est donné des allures de parc. La grille rouillée, sommée de petits pics en forme de hallebardes isole la vétuste propriété de l’avenue Marie-France Dayot[1] qui longe la Seine. L’air sent la glycine. Un clébard, du genre fox-terrier et qui ressemble à celui des Deschiens, renifle des murets au pied desquels quelques pissenlits tentent de s’organiser une petite vie banlieusarde.
La paix, la sérénité.
Soudain, je quitte la croisée pour fureter dans la pièce.
— Tu cherches quoice ? questionne l’Hélicon con.
— Du sang ! réponds-je.
— T’en as pas suffisamment comme ça ?
— Justement, il y en a tellement eu de versé qu’on devrait relever des traces partout. Des litres de raisin ont été répandus, or, à un mètre du carnage, tout est impec.
— Exaguete ! approuve cette fonderie à turpitudes. L’assassin d’vait porter un’ grande blouse et des pataugasses ; y les a posés après son sale turbin.
— Ça, dis je, c’est exactement le genre de meurtre où Mathias va devoir fournir un boulot d’enfer. Va lui téléphoner. Dis-lui qu’il se pointe dare-dare avec le légiste. Et achtung : secret absolu jusqu’à nouvel ordre. J’ai pas envie de voir la presse à sensation se radiner. Surveille ton pote de l’escalier ainsi que la soubrette. Personne ne doit quitter cette crèche avant que soient opérées les investigations nécessaires.
J’embrasse du regard cette vision d’horreur. Je sais des canards qui douilleraient une fortune pour venir flasher un tel meurtre !
En couleur, ça paierait !
Je me déplace façon Pluto : le tarbouif au ras du sol, détecteur comme un compteur Geiger. J’ai beau mater, fureter, je n’aperçois pas la moindre tache de sang. De la poussière en pagaille, ça oui. Sinon, ballepeau.
Alors je m’emporte et ferme la chambre à clé.
Mon drame, c’est les odeurs, tu le sais.
Je suis un forcené de l’olfactif. La plupart des gens ignorent que la vie est autant en odeurs qu’en couleurs. Eux ne reniflent que la merde et la cuisine qui la précède ; tout le reste, ils se donnent pas la peine, l’ignorent. Moi je suis « nez » ; pas dans les parfums : dans l’existence. Renifleur de première classe. Je donne dans le subtil, le ténu, le zéphir.
Mais à quoi bon te casser les roupettes avec ça. Tu te fais tellement vite tarter, sitôt qu’on s’éloigne de la calembredaine, du poilaunez, contrepet, pet tout court. Je sais tes limites. Chez la plupart d’entre toi, ton intelligence finit là où commence la nôtre. Mais ça ne fait rien, j’ai pris l’habitude.
Pour t’en reviendre, je renifle dans l’étrange demeure et j’y récolte des odeurs mal identifiables. Ça pue le fané, le tout-vieux. Remugles venus d’ailleurs et qui sont demeurés dans la vieille bicoque parce qu’ils s’y sont plu.
Par acquit de conscience, je visite toute la crèche, cave au grenier. Quatre chambres en décrépitude, pleines de meubles surannés mais qui n’ont pas encore de style. Les années 30. Fanfreluches crétines, de l’opaline, du noyer. J’aime les noix, étant natif de leur pays, mais pas les planches fournies par leur arbre. Son bois, sous forme de mobilier, a tout de suite un aspect petit-bourgeois. Même en cercueil, je déteste. Je suis chêne, moi. Voire sapin. Tiens : l’arole avec tous ses nœuds ! Je dédaignerais pas un pardingue taillé dans ce pin à chair rose. Et puis le nœud est mon emblème, non ?
Mais j’égare, je disperse. Ma tendance, dès qu’on cause. Les seuls reproches de mes profs de français : « intéressant, mais vous sortez du sujet ». Et comment que j’en sortais ! La littérature au cordeau, c’est pas mon fief. Ma pomme ? Toujours un pied dans la marge, voir ce qu’il va en consécuter. « Hep ! vous, là-bas ! » Les littératureurs fringués en gardiens de square. Interdiction de marcher sur les pelouses ! Te le font vertement savoir. Seulement j’ai toujours essayé de couper au plus droit en traversant les massifs de bégonias. T’as quelque chose contre, toi ? Ne me dis pas que t’es aussi con qu’eux (con-queue), ça me ferait éclater les varices.
Les piaules sont sinistres, raides sous une couche de poussière qui commence à les stratifier. D’intéressant ? Des photos peut-être, qu’auréolent d’humidité dans des cadres d’ébène rehaussés d’un filet d’or.
Ce qui me capte, d’emblée, c’est une profusion de gonziers en uniforme. Mais en y reluquant de plus près, tu t’aperçois qu’en fait il n’y a que deux mecs, pris à des âges différents de leurs destins. Les deux portent la tenue de « la Royale ». Ça passe d’enseigne de vaisseau à amiral pour l’un, d’enseigne à commandant pour l’autre. Ils se ressemblent. Père et fils, ça t’y coupes pas.
Çui qu’est en amiral est photographié au côté du président Vincent Auriol, qu’avait un fanal bidon et une bru aviatrice. Ils sont sur le pont d’un barlu de guerre, passant en revue une alignée de matafs vêtus de blanc. On trouve l’amiral du temps qu’il était d’un moindre grade, recevant la Légion d’honneur ou une bricole du genre, des mains d’un glandeur en civil qui m’est inconnu.
L’autre est flashé à son propre mariage. Tenue blanche, gâpette sous le bras. Son épousée de frais tient un chaste bouquet de fleurs d’oranger. N’a pas l’air fufute. Tu sais, en matant ce cliché, qu’elle prendra de l’embonpoint, que l’aviso se transformera en baleinière bien avant son retour d’âge. Sur l’instant, elle donnait dans l’illuse : tu pouvais l’espérer sylphide à vie, pour un non averti (ou un inverti) ; mais Bibi a l’œil. Des nichemards commak se muent fissa en doudounes. Les chevilles qui dépassent de la robe nuptiale ont de grosses attaches. Le cou va s’adoner d’un goitre.
Les gens, quand tu les regardes attentivement, t’aperçois leur futur en filigrane. Ton destin, l’aminche, c’est pas dans le marc de caoua que tu le lis, mais sur ta gueule. Il y est inscrit à l’encre pas sympathique, tu peux pas te gourer.
Dans l’ensemble, il n’y a presque pas de rombiasses sur les photos. Sauf un vaste double portrait en sépia qui représente un couple chenu. Les ancêtres de messieurs les officiers, je suppose. Le bonhomme est à demi caché par d’énormes moustaches blanches à la Clemenceau. Il a l’œil sournois d’un boa dans son vivarium. Sa mémé est maigrichonne, le menton casse-noix, les pommettes comme des freins de vélo. Elle porte une coiffe bretonne en dentelle amidonnée et il y a autant de poitrine dans sa robe noire que sur le boîtier de ta Pasha.
— Qu’est-ce tu branles ? grommelle l’organe embrumé par le côtes-du-Rhône de mon Mammouth préféré.
— Je fais connaissance avec la famille, réponds-je. Où est la femme de ménage ?
— Dans le coltar.
— C’est-à-dire ?
— La mémoire d’ son singe nazé y est r’venue et é m’a r’piqué un’ crise. J’ l’ai recalmée av’c un taquet au bouc. C’est fou c’ qu’é l’ est émotionnante, c’te greluse.
— Il va falloir que je lui parle…
— Casse la tienne, on va y filer un’ casserole d’eau froide dans la poire, assure ce galant homme tout en nuances.
— Et ton veuf ?
— Y continue d’ gerber. J’ l’ai conseillé d’ s’installer dans les cagoinsses pour êt’ mieux à son aise. C’t’un garçon d’originale paysanne, comm’ moive, mais lu, y n’ supporte pas les émotions ; faut dire qu’ veuf, cocu, plus un cadavre charpigné[2] sous les yeux, ça t’incite pas aux frivolités.
1
Célèbre religieuse qui accompagna Godefroi de Bouillon à la première croisade et fonda le monastère du fleuve Nouar.