Fléau poussa un grognement et tira son épée, puis manqua tomber à bas de sa monture quand le bras de Snibril jaillit pour l’agripper par l’épaule.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques, idiot ?
— Regardez-le, lui dit Snibril.
Observez avant d’agir, répétait toujours Forficule…
Le moize n’avait pas bougé d’un pouce. Snibril s’avança à pas de loup. Puis, levant le bras, il tapota le museau de la créature. Sans mot dire, il indiqua du doigt les pattes de la snargue. D’épaisses piles de poussière vierge s’entassaient autour d’elles.
Même le moize était couvert d’une couche de poussière. Il était assis là, raide comme une statue, contemplant fixement le vide.
— Comment se fait-il… ? commença Snibril.
— Je n’en sais rien. Forficule saura peut-être répondre, répliqua Fléau (un peu sèchement parce qu’il se sentait légèrement ridicule). Allez. Attrape-le par la tête, je m’occupe des jambes.
Ils le descendirent précautionneusement de sa snargue et l’emportèrent jusqu’aux chariots, toujours figé en position assise.
Snibril glissa son coutelas dans sa ceinture, où il pourrait le saisir rapidement en cas de besoin. Mais le moize semblait sculpté dans le sable.
Ils trouvèrent Forficule déjà très occupé. Glurk était parti chasser et il était revenu avec un sanglier. Ou du moins, une statue de sanglier.
— Y en avait tout un troupeau, disait Glurk.
Il tapota le cochon de sa lance. Le sanglier fit bonnng.
— Il devrait faire grouîîîk, expliqua-t-il. Pas bonnng.
Forficule prit le coutelas de Snibril et frappa le moize en pleine poitrine. Il fit ping.
— Il devrait faire yaargh ! fit observer Glurk.
— Ils sont morts ? demanda Snibril.
— Chais pas bien, avoua Forficule (et un ou deux des badauds les moins hardis s’éloignèrent d’un pas vif). Regardez.
Snibril regarda le moize dans les yeux. Ils étaient grands ouverts et d’un noir mat. Mais dans les profondeurs, il y avait quelque chose… Juste une étincelle, une minuscule lueur engluée dans la mare de ténèbres.
Snibril frémit et se détourna, croisant le regard de Forficule.
— Etonnant. Fossilisation prématurée. J’ignorais qu’il existait des astringents dans les parages. Ce soir, il sera judicieux de choisir des gardes pour leur ouïe.
— Pourquoi donc ? demanda Glurk.
— Parce qu’il vaudra mieux les munir de bandeaux sur les yeux.
— Pourquoi donc ?
Il y eut un cri, et Yrno Bérius arriva en galopant, un de ses chiens dans les bras.
— Je l’ai entendu aboyer, annonça-t-il, le souffle court. Je suis allé le chercher, et je l’ai trouvé comme ça.
Forficule l’examina.
— Un coup de chance, marmonna-t-il sur un ton vague.
— Je trouve pas ! s’indigna Yrno.
— Pas pour lui, précisa Forficule. Pour toi.
Le chien était encore tassé, prêt à bondir, les crocs découverts et la queue entre les pattes.
— Et c’est quoi, les astringents ?
— On possède de nombreuses descriptions de leur dos, répondit Forficule. Malheureusement, aucun de ceux qui les ont vus de face n’a été capable de nous apprendre grand-chose. Ils ont été changés en pierre. Personne ne sait pourquoi. C’est très étonnant. Je n’en avais plus entendu parler depuis des années. Je croyais la race éteinte.
Ce soir-là, ce fut Forficule lui-même qui faillit s’éteindre. Il avait toujours soutenu que le lait de chèvre était essentiel pour un philosophe, et donc, peu de temps après leur départ de la Muraille en Bois, il avait acheté une biquette prélevée dans le petit troupeau de Glurk.
Elle se nommait Chrystobelle et vouait à Forficule une haine farouche et animale. Quand elle n’était pas d’humeur à ce qu’on la traie, ce qui arrivait deux fois par jour, sa galopade entre les chariots, un Forficule suant et essoufflé à ses trousses, faisait partie intégrante de la petite vie du bivouac. Les mères réveillaient leurs enfants en leur disant de venir voir. C’était un spectacle dont ils se souviendraient leur vie durant, assuraient-elles.
Cette fois-ci, la chèvre fila entre les chariots pour plonger dans l’épaisseur des poils avec un bêlement narquois. Forficule la poursuivit tant bien que mal, bondit dans les ténèbres et trébucha sur elle…
Quelque chose battit précipitamment en retraite dans l’ombre, avec un tintement ténu.
Forficule revint en portant une statue de biquette. Il la posa sans mot dire, et cogna sur son museau.
Elle fit ping.
— Elle devrait faire bêêêê, constata Forficule. Personne ne doit sortir du camp, ce soir.
Cette nuit-là, dix hommes montèrent la garde à l’extérieur du cercle, les yeux hermétiquement clos. Snibril était du nombre et il monta la garde près de Roland, qui portait des œillères.
Ils recommencèrent la nuit suivante, également. Et celle d’après, après qu’une vache appartenant à la veuve Mulluck se fut mise à faire ping au lieu de meeuuuhh, comme elle était censée le faire.
Personne n’avait envie de poursuivre la route. Ils ne levèrent pas le camp. Au contraire, sans concertation préalable, ils resserrèrent le cercle de chariots.
Une ou deux fois, ils crurent entendre tinter quelque chose.
Et puis, la troisième nuit, Snibril était de garde auprès d’un des chariots, à moitié assoupi, quand il entendit des froissements derrière lui. Il y avait une créature dans les fourrés. Il l’entendait souffler.
Il se préparait à se retourner quand il perçut le tintement métallique.
Il est là, se dit-il. Juste derrière moi. Si je me retourne, je vais être changé en pierre. Mais si je ne me retourne pas, est-ce que je ne vais pas être changé en souper ?
Il resta parfaitement immobile pendant un siècle environ…
Au bout d’un moment, les bruits de froissements décrurent, et il hasarda le plus bref des coups d’œil. Dans la maigre lumière, il pouvait apercevoir une masse, au moins deux fois plus haute que lui, qui disparaissait entre les poils.
Il faudrait que je lance l’alerte générale, songea-t-il. Mais ils vont courir dans tous les sens, pousser de grands cris, beugler des ordres, se prendre les pieds partout, et la chose va disparaître. Mais il faut que je fasse quelque chose. Sinon, on va finir par retrouver une statue qui fait ping au lieu de dire bonjour.
Il alla chercher Roland et lui passa rapidement sa bride. Il n’y avait pas le temps de mettre la selle. Puis il conduisit le cheval, tout doucement, dans la direction des tintements.
6
L’astringent était tellement vieux qu’il ne se rappelait plus avoir jamais été jeune. Il n’avait qu’un vague souvenir d’autres astringents, mais il était vigoureux à l’époque, et les avait chassés.
Plus tard, un peuple l’avait adoré et lui avait élevé un temple pour l’héberger, parce qu’ils l’avaient pris pour une espèce de dieu. Ils l’adoraient pour ses capacités de destruction, ce qui arrive souvent. Mais ce genre de religion ne réussit jamais à long terme ; après qu’il eut changé un bon nombre de ses adorateurs en statues, les survivants avaient fui et l’avaient abandonné dans son temple.
Désormais, il n’avait plus aucune compagnie. Même les bêtes sauvages se tenaient à distance respectueuse du temple. C’est en vain qu’il avait poussé quelques expéditions de reconnaissance pour lancer des appels vers les siens, vers le sud. Personne ne lui avait répondu. Il était probablement le dernier astringent du Tapis.