Snibril regarda à nouveau la créature. Elle ne bougeait plus du tout.
— Je ne crois pas que vous puissiez encore lui faire grand-chose, estima-t-il. Elle me paraît assez malheureuse comme ça.
Brocando hésita.
— Tu as peut-être raison, admit-il. On ne se venge pas d’une bête sans cervelle. Quant à ceci… (Son bras engloba d’un geste les entassements scintillants.) J’ai perdu mon appétit pour ces choses. Qu’elles demeurent donc ici. (Il renifla.) Je suis d’avis que ces broutilles n’ont de valeur que pour les astringents. Remarque, ce collier est plutôt… Non !
Snibril avait remarqué un ou deux objets qui lui plaisaient assez et, à son allure, Brocando pouvait se permettre de laisser traîner ce genre de choses derrière lui, parce qu’il en possédait bien plus encore chez lui. Mais le Munrungue sentit qu’il ne paraîtrait pas à son avantage en discutant cette décision.
Avec un léger tintement, l’astringent leva la tête et ouvrit les yeux. Snibril voulut lever le bouclier, qui lui échappa et roula au bas des marches.
L’astringent l’arrêta maladroitement d’une main griffue et le tourna gauchement jusqu’à ce qu’il puisse de nouveau s’y mirer.
A la stupeur de Snibril, la créature se mit à roucouler à l’adresse de son reflet, et se recoucha, le miroir niché entre ses bras. Et l’astringent, avec un choc métallique, mourut paisiblement au cœur du temple qu’on lui avait élevé dans la nuit des temps.
Souvent, par la suite, baladins et conteurs ambulants affirmèrent que l’astringent était mort en découvrant son reflet dans le miroir. Ne croyez jamais à ce que disent les chansons. Les gens raconteraient n’importe quoi, du moment qu’ils trouvent que ça sonne mieux. On a prétendu que son reflet l’avait changé en statue. Mais la mort de l’astringent fut plus compliquée que ça. Comme la plupart des choses.
Ils le hissèrent jusqu’en haut des marches et l’enfouirent sous l’autel. Songeant à Chrystobelle et aux autres animaux du camp, Snibril enferma un peu de la mare de larmes dans un petit coffret à bijoux pris sur le tas. Ils laissèrent les autres statues à l’endroit où elles étaient.
— Jadis, ils adoraient l’astringent, à ce que conte l’Histoire, expliqua Brocando. C’était une race cruelle. Qu’ils restent donc là. Pour la justice.
— En fait… reprit Snibril alors qu’ils s’éloignaient, je ne verrais aucune objection à une petite récompense. Si par hasard vous vouliez m’en octroyer une. Une qui ne vous coûtera rien.
— Mais certainement !
— Ma tribu cherche un endroit où demeurer quelque temps. Pour réparer les chariots, tout ça. Un endroit où nous ne devrons pas tout le temps surveiller nos arrières.
— Requête facile à exaucer. Ma cité vous est ouverte. Mon peuple vous accueillera.
— Sont-ils tous aussi petits que vous ? demanda étourdiment Snibril.
— Nous autres, Fulgurognes, sommes parfaitement proportionnés, répliqua Brocando. Qu’y pouvons-nous si tous les autres sont d’une ridicule démesure ?
Au bout d’un moment, alors qu’ils approchaient du campement des Munrungues, Snibril fit remarquer :
— Vous savez, je ne crois pas que vous ayez perdu un an. Si vous étiez une statue, le temps ne s’est pas écoulé pour vous. D’une certaine façon, vous avez gagné un an. Tout le monde a vieilli d’un an, sauf vous.
Brocando y réfléchit.
— Ça signifie-t-il que je te dois quand même une récompense ? demanda-t-il.
— Je crois bien.
— Bon, d’accord.
7
Ils rentrèrent au camp juste à temps pour arrêter l’expédition qui se préparait à partir à la recherche de Snibril. Brocando se retrouva immédiatement au centre de toute l’attention. Il appréciait cela et en avait visiblement l’habitude. On oublia plus ou moins Snibril. Plus ou moins…
— Où étais-tu parti ? demanda Forficule, soulagé et furieux. Aller courir comme ça ! Tu ne sais donc pas qu’il y a des moizes dans les parages ?
— Je suis désolé. C’est un enchaînement de circonstances.
— Bon, ça ne fait rien, maintenant. Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? Tes sots compatriotes ne savent-ils donc pas comment on accueille un roi ?
— Ça, ça m’étonnerait. C’est quelqu’un de très brave et d’un peu surexcité, et il n’écoute rien de ce qu’on lui dit.
— Ça ressemble bien au portrait d’un roi, si tu veux mon avis, conclut Forficule.
Brocando, affichant un sourire indulgent, occupait le centre d’une foule de Munrungues qui piaillaient et regardaient.
— Et me voilà, disait-il. A un pas du trésor, quand, tout à coup, bling ! La bête était juste derrière moi. Alors…
Jouant des coudes, Forficule se fraya un passage à travers la foule, retira son chapeau, se courba jusqu’à ce que sa barbe frôle le sol et resta figé ainsi, présentant à Brocando stupéfait sa crinière de cheveux blancs.
— Je te salue, ô Roi, déclara le vieillard. C’est un grand honneur pour nous que le si grand fils d’une si noble lignée nous juge dignes de… euh… dignes. Tout ce que nous possédons est à votre disposition, vaillant seigneur. Je suis Forficule, un humble philosophe. Et voici…
Il claqua frénétiquement des doigts pour attirer l’attention de Glurk qui, bouche bée, contemplait Forficule toujours cassé en deux devant le guerrier nain.
— Allez, allez ! Il faut absolument observer le protocole. Incline-toi devant le roi !
— C’est quoi, un roi ? demanda Glurk, regardant à la ronde d’un œil peu impressionné.
— Manifeste-lui ton respect, enjoignit Forficule.
— Et pourquoi donc ? C’est lui qu’on a tiré d’un mauvais pas, je me trompe ?
Snibril aperçut Fléau, debout derrière la foule, bras croisés, mine sévère. Il n’avait pas aimé aller à l’école de Trégon Marus, mais il y avait appris certaines choses. Les Dumiis n’aimaient pas les rois. Ils leur préféraient les empereurs, parce qu’on s’en débarrasse plus facilement.
De plus, en quittant le temple, il avait demandé à Brocando ce que le roi voulait dire en affirmant que son peuple n’était pas Recensé. Cela signifiait qu’ils n’entretenaient pas de relations avec les Dumiis.
— Je les hais, avait déclaré Brocando sans ambages. Je voudrais les combattre parce qu’ils rectifient le tracé des routes, qu’ils tracent la carte de lieux qui ne devraient pas être placés sur des cartes. Ils changent tout en éléments à Recenser. Ils feraient pousser les poils du Tapis en rangées rectilignes, si c’était en leur pouvoir. Et pire encore : ils obéissent aux ordres. Ils préfèrent obéir plutôt que de penser par eux-mêmes. Voilà comment leur Empire fonctionne. Oh, ils ont leurs qualités, ils combattent bien dans les batailles et tout ça, mais ils ne savent pas rire et tout se résume pour eux à des choses disposées en lignes et à des ordres, à la disparition de tout ce qui fait que la vie est drôle.
Et voilà qu’on allait le présenter à l’un d’entre eux.
C’est là que Brocando étonna Snibril. Il avança vers Glurk, lui serra chaleureusement la main. Quand il parla, ce n’était pas du tout sur le ton qu’il avait employé dans le temple. C’était le genre de voix qui semble tout le temps vous flanquer des claques amicales dans le dos.
— Alors comme ça, c’est vous le chef, c’est bien ça ? demanda-t-il. Etonnant ! Votre frère m’a tout raconté de vous. Ça doit représenter un sacré travail. Et qui requiert énormément de savoir-faire, je me trompe ?
— Bôôôh, vous savez… On apprend sur le tas… bougonna Glurk, pris à contre-pied.
— Je n’en doute pas. Je n’en doute pas une seconde. Fascinant ! Et une responsabilité écrasante. Vous avez suivi une éducation particulière ?