— Ben… non… Papa est mort, il m’a simplement tendu sa lance et il a dit : c’est toi le chef, maintenant… répondit Glurk.
— Vraiment ? Il faut qu’on reparle de ça sérieusement tous les deux, un peu plus tard, répondit Brocando. Et donc, voici Forficule, c’est bien ça ? Oh, relevez-vous, voyons. Je suis sûr que les philosophes sont dispensés de courbettes. Très bien. Et vous êtes… le général Flagus Catrix, si je ne m’abuse.
Général ! pensa Snibril.
Fléau hocha la tête.
— Combien de temps cela fait-il, Votre Majesté ? dit-il.
— Cinq ans, je crois, répondit le roi. Disons plutôt six, en fait.
— Vous vous connaissez ? intervint Snibril.
— Oh, oui, fit Brocando. Les Dumiis n’arrêtaient pas de nous envoyer des armées en nous suggérant, avec beaucoup de politesse, de nous soumettre et de nous rallier à l’Empire. Nous leur avons toujours répondu que ça ne nous intéressait pas. Nous ne tenions pas à être Recensés…
— Je crois bien que c’était le versement des taxes qui soulevait chez vous les plus grandes objections, compléta Fléau d’une voix calme.
— Nous ne voyions pas ce que nous aurions obtenu en contrepartie de notre argent.
— Vous auriez été défendus.
— Ah… Mais nous avons toujours très bien su nous défendre nous-mêmes, répondit Brocando sur un ton très éloquent. Contre qui que ce soit. (Il sourit.) Et ensuite, le général ici présent fut envoyé pour nous renouveler ses propositions, avec des effectifs un peu supérieurs. Je me souviens : il a dit redouter que, si nous ne rejoignions pas l’Empire, il ne reste plus grand monde à Recenser, chez nous.
— Et vous, vous avez répliqué qu’il n’y aurait plus grand monde pour procéder au Recensement.
Le regard de Snibril allait de l’un à l’autre. Il s’aperçut qu’il retenait son souffle. Il expira.
— Et ensuite, que s’est-il passé ? demanda-t-il.
Fléau haussa les épaules.
— Je n’ai pas attaqué. Je ne voyais pas pourquoi de braves gens devraient mourir. Je suis rentré dire à l’Empereur qu’il vaudrait mieux avoir le peuple de Brocando comme allié plutôt que comme sujet récalcitrant. De toute façon, il aurait fallu être idiot pour attaquer cette ville.
— Je me suis toujours demandé ce qu’il avait répondu, fit Brocando.
Fléau contempla sa vêture en loques.
— Il a beaucoup crié, répondit-il.
Un silence songeur suivit.
— Ils ont bel et bien attaqué, vous savez, après votre… rappel, fit Brocando.
— Et ils ont gagné ?
— Non.
— Vous voyez bien. Des idiots.
— Je suis désolé, dit Brocando.
— Pas la peine. Ce n’était qu’un des nombreux sujets de désaccord que j’avais avec l’Empereur, déclara Fléau.
Snibril les prit chacun par une épaule.
— Enfin, de toute manière, dit-il, ce n’est pas parce que vous êtes ennemis jurés que ça vous empêche d’être amis, pas vrai ?
Pendant qu’ils prenaient le repas du soir, Glurk raconta à sa femme :
— Il est très urbain. Il a posé des tas de questions sur ce que je faisais. J’ai rencontré un roi. C’est quelqu’un de très important. Il s’appelle Protocole, il me semble.
— Un beau nom. Ça fait très royal, dit-elle.
— Et il a traité Forficule de philosophe.
— Je savais pas ça. C’est quoi, un philosophe ?
— Quelqu’un qui réfléchit, à l’entendre.
— Et alors ? Tu réfléchis, toi. Je t’ai souvent vu assis, en train de réfléchir.
— Je réfléchis pas à tous les coups, précisa le scrupuleux Glurk. Y a des fois où chuis assis, c’est tout. (Un soupir.) Et puis, il suffit pas de réfléchir. On doit aussi être capable d’en discuter de façon distrayante, après.
8
Le peuple se tourna vers l’ouest. Le voyage vers Périlleuse se passa dans l’allégresse. Brocando était monté dans le chariot de tête. Ils allaient en un lieu que seul un idiot aurait attaqué.
Si nombre de Munrungues ne cachaient pas leur admiration pour le petit monarque, Glurk était en passe de devenir un royaliste inconditionnel. Brocando percevait son intérêt respectueux et bavardait avec lui de cette façon spéciale que l’individu de sang royal réserve au roturier, qui ravit ce dernier sans qu’il puisse exactement se rappeler ce qu’on lui a dit, en fin de compte.
Snibril trottinait de l’autre côté du chariot, prêtant l’oreille à demi au moindre signe du grand Découdre et à demi au bavardage du Fulgurogne.
— Par la suite, dans l’aile gauche du palais, Broc, mon ancêtre, a érigé un temple à Kone le Fondateur. Les Vivants ont passé sept ans à sculpter les piliers de vernis et de bois et à assembler pour Broc l’immense mosaïque du Tapis. Nous n’avons toujours pas fini de les payer. Les murs ont été incrustés de jais et de sel, l’autel de bois rouge couvert de parements de bronze. Ça a véritablement constitué le cœur du palais actuel, construit par mon arrière-grand-père, Broc, septième du nom. Il a rajouté le Portail de Bois en accédant au trône. Et n’oublions pas les salles du Trésor. Je crois qu’il en existe au moins neuf. Et seul le roi en exercice a le droit d’y pénétrer. La couronne a été ciselée par Tarma l’orfèvre, en personne. Elle compte sept pointes, chacune ornée de gemmes de sel.
— Oh, dans notre hutte, on avait une carpette, signala Glurk.
Et ainsi de suite, Glurk accompagnant avec passion le Fulgurogne au fil des salles du Trésor, de l’armurerie, des salles de banquet et des chambres d’amis, tandis que la caravane s’approchait toujours davantage de Périlleuse.
Graduellement, le Tapis changea à nouveau de couleur, passant du rouge à un mauve profond, puis au bleu marine. Ils dressèrent le camp sous des poils bleus, chassèrent les petits animaux cuirassés qui nichaient dans des terriers creusés dans la poussière, et se demandèrent si Périlleuse était aussi belle que la décrivait Brocando, parce que, en ce cas, il fallait qu’ils arrêtent tout de suite de manger et de boire, afin de faire de la place pour leurs futures bombances.
Le sentier commença à se métamorphoser en route, non pas ces grandes routes blanches que construisaient les Dumiis, mais une voie proprement tracée, faite de planches de bois posées sur un soubassement de poussière. De part et d’autre, les poils poussaient moins dru, et Snibril remarqua la présence de nombreuses souches. Ce n’était pas tout. Aucun Munrungue n’avait jamais planté de graine. Ils aimaient bien les légumes quand l’occasion se présentait, et savaient en quel endroit poussait telle ou telle plante, quels poils laissaient choir des graines comestibles, mais, sauf dans le jardin de simples de Forficule, tout ce qui poussait autour d’eux se développait à l’état sauvage. Pour un Munrungue, l’explication était évidente : si on plantait une graine, il fallait s’arrêter pour la regarder pousser, faire déguerpir les animaux ou les voisins goulus qui pouvaient rôder dans le secteur, enfin, pour résumer, gaspiller son temps à traîner sur place, comme le disait Glurk. Pour un Munrungue, les légumes étaient juste un élément qui donnait une petite saveur particulière à la viande.
Mais dans le bleu pays de Jabonye, autour de la petite ville de Périlleuse, les Fulgurognes avaient changé le Tapis en jardin. Il y avait là des poils que Snibril n’avait encore jamais vus, pas les grands troncs robustes qui envahissaient le reste du Tapis, mais des tiges délicates aux branches chargées de fruits. On avait soigneusement rassemblé la poussière autour de leur pied afin de créer un sol fertile pour toutes sortes d’arbustes et de légumes. Les voyageurs purent voir des groades mûres et mauves, à la saveur de poivre et de gingembre, et de grands Champignons de Maître qu’on pouvait faire sécher et conserver plusieurs années sans qu’ils perdent leur goût délicat. On avait même surélevé la piste par rapport aux jardins, et de petits poils arbustifs poussaient sur ses bords pour constituer une haie basse. C’était un pays bien ordonnancé.