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— Tous les gens dont tu as vendu les parents aux moizes ? demanda Brocando. Miséricorde ! Evidemment, tu as la possibilité de suivre ton ami…

Il indiqua d’un geste la porte du passage secret. Antiroc parut horrifié.

— Mais Gormaliche est descendu par-là ! brailla-t-il.

— Il s’appelait comme ça ? Le nom lui va bien. Vous pourrez parler du bon vieux temps. (Il adressa un hochement de tête au quatuor qui avait failli débalconiser l’usurpateur.) S’il ne veut pas partir, donnez-lui un coup de main.

Les Fulgurognes avancèrent sur Antiroc. Le meurtre se lisait dans leurs prunelles. Il adressa un regard de supplication à Brocando, hésita un instant avant de bondir vers la porte.

Elle claqua derrière lui.

— Qu’il tue Gormaliche, ou que Gormaliche le tue, peu me chaut. Et même, qu’il trouve la sortie, s’il en est capable, soupira Brocando. Mais pour l’heure… Mettons la main sur les derniers moizes. Ils ne devraient plus se montrer trop coriaces, à mon avis.

— Qu’en ferons-nous si nous les capturons vivants, Votre Majesté ? demanda l’un des Fulgurognes.

Brocando parut las.

— A vrai dire, nous manquons de cachots, répondit-il. Il serait sans doute préférable que vous évitiez de les capturer vivants.

— On ne doit pas tuer l’ennemi quand il a déposé les armes, s’indigna Fléau.

— Vraiment ? On en apprend tous les jours. J’avais toujours pensé que c’était le moment idéal, pourtant, répondit Brocando.

11

Snibril, assis devant les écuries royales, regardait Roland manger sélectivement le contenu d’une musette. Les boxes conçus par les Fulgurognes pour leurs petites montures à six pattes étaient trop étroits pour le cheval, et on avait dû l’attacher dans la cour, près des chariots. Mâchonnant, il demeurait patiemment en place, ombre plus claire dans la nuit.

Le bruit des festivités qui se déroulaient dans la salle des banquets parvenait jusqu’à Snibril. En se concentrant, il arrivait tout juste à discerner la flûte-harpe de Forficule ; même parmi tous les instruments de l’orchestre fulgurogne, on reconnaissait facilement le sorcier, à sa façon d’expédier des notes dans tous les azimuts sans jamais s’approcher de la mélodie. Forficule disait toujours que certaines choses valent la peine qu’on les saccage en y mettant tout son cœur.

Au moment où Snibril était sorti, Glurk distrayait l’assistance en soulevant vingt enfants fulgurognes assis sur un banc et en les transportant à travers la salle. Les bûches ronflaient dans l’âtre, on vidait et remplissait les assiettes, et nul ne songeait aux poils noirs au-dehors, qui gémissaient dans les vents de la nuit, ni à la petite bande de Fulgurognes qui traquaient les derniers moizes.

Snibril se frictionna les tempes. Il avait à nouveau la migraine, et la musique de Forficule n’arrangeait rien.

Il flatta distraitement Roland, et regarda par-delà la cité, jusqu’à la nuit bleue sur les poils au loin.

— Eh bien, nous y voilà, dit-il, et je ne me souviens même plus dans quelle direction se trouve notre ancien village. Brocando assure que nous pouvons rester aussi longtemps que nous en aurons envie. De façon permanente, si nous le souhaitons. Bien en sécurité. Il dit qu’on a toujours un peu de place pour les grands, dans le coin. Mais Fléau raconte qu’il poursuivra sa route vers Uzure, dès demain, pour être sûr. Et j’ai mal aux oreilles.

Le Tapis est vaste, songeait-il. Brocando et Fléau sont… C’est vrai, ils sont sympathiques, mais ils voient le monde depuis des positions opposées. Prenez les Dumiis, par exemple. Une fois sur deux, on comprend pourquoi les Fulgurognes n’arrivent pas à les supporter. Ils sont tellement mesurés en toutes choses, mais ils n’ont aucune imagination. C’est avec ce manque d’imagination qu’ils ont édifié un immense Empire. Et Fléau déteste le concept de rois. Mais les Fulgurognes se battent comme s’ils y prenaient plaisir, ils improvisent leur vie à chaque instant, et ils seraient prêts à n’importe quoi pour leur roi. On ne peut pas s’attendre à les voir s’accorder…

Roland s’agita nerveusement. Snibril leva la tête et entendit mourir la brise nocturne. Le silence régnait sur les poils.

Il ressentit un fourmillement dans la plante de ses pieds. Sa migraine ressemblait désormais à un incendie. Le Tapis silencieux semblait attendre…

Roland hennit, tira sur sa longe. Dans l’écurie, les poneys trépignaient à l’intérieur de leurs boxes. Des chiens aboyaient dans les rues de la cité.

Cette sensation était familière à Snibril. Mais il se dit : pas ici, quand même, où tout est si sûr ?

Si, se répondit-il. Même ici. Le grand Découdre peut être n’importe où.

Il tourna les talons et gravit en courant les marches du palais.

— Le grand Découdre ! hurla-t-il.

Dans le vacarme ambiant, personne ne l’entendit. Un ou deux lui adressèrent même de joyeux signes de la main.

Il bondit jusqu’à l’orchestre, s’empara de la trompette d’un Fulgurogne stupéfait. Il ne savait pas en jouer, mais jouer assez mal et assez fort suffit à imposer quelque chose qui ressemblait au silence.

— Vous ne sentez donc rien ? Le grand Découdre approche ! hurla-t-il.

— Il viendrait ici ? demanda Forficule.

— Vous ne sentez donc rien ? Rien ?

L’impatience et la souffrance affolaient Snibril.

Chacun le regardait comme s’il avait perdu la raison.

— Aux chariots, tout le monde ! lança Forficule.

— Je ne sens rien, intervint Brocando. Et puis, Périlleuse est à l’abri de tous les ennem…

Forficule leva le doigt. De grands chandeliers étaient suspendus au plafond. Ils avaient commencé à osciller, de façon presque imperceptible.

Les rois mettent un certain temps à appréhender les idées, mais quand ils y arrivent, ils ne lâchent plus prise.

— Courez, tous ! Que tout le monde sorte d’ici ! beugla Brocando.

Les Munrungues déferlaient déjà par les portes. Des tables furent renversées par la presse des gens qui fuyaient la salle en empoignant leurs rejetons dans leur course. Forficule se cramponna à un pilier pour reprendre son équilibre, tandis que les gens le bousculaient sur leur passage, et il cria pour couvrir le tohu-bohu :

— Les poneys ! Attelez-les aux chariots !

Désormais, les chandeliers se balançaient de façon nette. Un pichet tomba d’une table pour se fracasser sur le sol. Quelques bougies se détachèrent des lampes qui tanguaient follement.

On entendit un choc lointain. Tout le roc trembla.

Le linteau massif de la porte frémit, ploya. Glurk s’avança à travers la foule stupéfaite et vint soutenir de l’épaule la pièce de menuiserie, plaçant une main sur chaque montant tandis que les gens détalaient sous ses bras et entre ses jambes.

Snibril menait déjà les poneys affolés hors des écuries. A peine un chariot s’avançait-il qu’une cohue de gens le remplissait. Et la foule continuait d’arriver, titubant sous de précieuses possessions ou le fardeau d’enfants en bas âge. La grande salle était déjà la proie des flammes.

Il hissa quatre Fulgurognes sur le dos de Roland et envoya le cheval à la suite des chariots, puis il remonta le flot en direction de la salle des banquets. La masse qu’il supportait avait pratiquement mis Glurk à genoux. Il avait le visage congestionné, les veines palpitaient sur son cou.

Snibril lui empoigna un bras.

— Allez, viens ! Tout le bâtiment va s’effondrer !

— Non, lui répondit un grondement sourd. Forficule et les autres sont encore à l’intérieur.

Une nouvelle secousse fit trembler la salle. Un pilier se fendit et Glurk poussa un grognement. Un chuchotement grave monta des profondeurs de sa gorge :