— Oh, pardon, fit Forficule (qui comptait encore plus vite). Je ne vous aurai pas donné un malencontreux coup de pied ? Mais il a raison. Nous sommes prisonniers, tous les trois.
— On ne peut pas abandonner Gl… Aïeuuuu ! Oh. Oui. Bien sûr. Oui, je vois. C’est vrai.
La voix de Brocando adopta instantanément un ton surexcité de conspirateur qui aurait fait subodorer un piège à quiconque n’empestait pas déjà lui-même le moize.
— Tous les trois. Oui oui oui. Vous nous avez capturés tous les trois. Et dans le noir, vous voyez comment, à propos ? Pas à cent pour cent ? Je me trompe ?
Oh, non, se lamenta Forficule en son for intérieur. Comment peuvent-ils ne rien soupçonner, après ça ?
— Aïeuuu ! cria Gormaliche.
— Pendard de moize, jeta Fléau. Dès que je serai sorti d’ici, je vais te…
On entendit claquer une gifle dans le noir.
— Dès que tu seras sorti d’ici, tu feras exactement ce que je te dirai de faire, répliqua Gormaliche. Allez, faites-les avancer.
Bien joué, apprécia Forficule. Fléau compte vite, lui aussi.
On les fit avancer maladroitement en file pendant un laps de temps plutôt court. Ils devaient se trouver à proximité d’une issue vers l’extérieur. Forficule sentit qu’on guidait ses mains contre une échelle. Nous montons avant de sortir, se dit-il. Si Glurk se réveille, comment va-t-il s’en apercevoir ?
Il grimpa quelques barreaux, avant de se laisser choir.
— Ouilleuuu ! Ma jambe ! Ouillouillouille !
Les cris résonnèrent à travers les cavernes de la Trame.
— Qu’est-ce qu’elle a, ta jambe, vieillard ? demanda Gormaliche.
— Oh, rien, rien, répondit Forficule en reprenant l’ascension de l’échelle.
Et si Glurk n’a rien entendu, nous sommes fichus.
En surface, la nuit était déjà tombée.
Ils avaient émergé dans une clairière, loin de Périlleuse. Elle semblait représenter un point de ralliement pour les moizes survivants de la cité. Les prisonniers furent entravés avec des lanières de cuir et jetés dans un buisson. A proximité, une meute de snargues les considéraient d’un œil affamé.
— Tu comprends ce qu’ils racontent ? demanda Forficule.
— Très vaguement, répondit Fléau. Ils vont nous emmener quelque part. Ils appellent ça… gargatasse, si ça te dit quelque chose.
— C’est comme ça qu’ils nomment la Terre de la Grand-Porte, je crois bien, dit Forficule. C’est là que vivent les Vortegornes.
— Eux ? Ce sont nos ennemis mortels, intervint Brocando.
— Je croyais que c’étaient les Dumiis, vos ennemis mortels ? s’étonna Forficule.
— On aime bien avoir plusieurs ennemis mortels à la fois, expliqua Brocando. Au cas où il y aurait une soudaine pénurie.
Forficule ne fit pas de commentaire. Il était allongé un peu à l’écart des deux autres, et avait vue sur la meute de snargues. A la lueur du feu de camp, il discernait à peine une sentinelle adossée près de la petite entrée dérobée vers la Trame, sa snargue attachée à un arbuste des poussières.
Un bras se déploya lentement hors de l’arbuste, dans le dos du moize qui ne se doutait de rien. Il s’arrêta à quelques centimètres au-dessus de son crâne et lui retira délicatement son casque. Le moize se retourna et rencontra un poing qui circulait en sens inverse. Le bras l’attrapa avant qu’il ne s’écroule, et l’attira dans les profondeurs du buisson…
Un instant plus tard, le bras apparut près de la snargue et entreprit de délier sa longe. La bête leva la tête, et Forficule, horrifié, vit ses yeux se rétrécir. Mais avant qu’elle ait eu le temps de gronder, la main se noua en un poing serré et la cogna sèchement entre les deux yeux. Forficule entendit la créature exhaler un petit soupir et s’effondrer lentement. Avant qu’elle ne touche terre, la longe se tendit et l’entraîna dans les feuillages.
Sans savoir exactement pourquoi, Forficule eut la conviction que tout allait bien se passer.
Ou au moins que la situation allait beaucoup s’améliorer par rapport à leur condition actuelle.
12
Toute cette nuit-là, ils firent route vers le sud. La plupart des membres de la troupe chevauchaient leurs snargues, si bien que les prisonniers et leurs gardes étaient contraints de trotter dans une bousculade de corps. Vint l’aube. Les poils autour d’eux étaient repassés du mauve profond au rouge.
Pour les captifs, les jours suivants se fondirent en une brume continue de piétinements redoublés et de voix de moizes. Les poils virèrent du vermillon à l’orange, et de l’orange au noir. Les pieds se couvraient d’ampoules et saignaient, et les esprits étaient abrutis par les coups répétés. A deux reprises, ils traversèrent de blanches routes dumiies en pleine nuit, quand personne n’était en vue, et ils longèrent comme des ombres les villages endormis.
Puis, il y eut un lieu… au-dessus du Tapis.
Les poils étaient presque cassés en deux, ployés sous la Terre de la Grand-Porte des Vortegornes. Elle apparut tout d’abord comme une lueur entre les poils. Une heure plus tard, elle se dressait au-dessus de leurs têtes, et Forficule n’avait jamais rien vu d’aussi grand. Il en avait autrefois lu des descriptions, mais aucune ne lui rendait justice, bien loin de là. Il fallait inventer des mots plus grands que grand.
Ça semblait être la plus gigantesque chose capable d’exister dans l’univers. Le Tapis était immense, mais le Tapis était… tout. Ça ne comptait pas. Il était trop grand pour qu’on évoque sa taille. Tandis que la Terre de la Grand-Porte était juste assez petite pour être vraiment énorme.
On l’aurait crue toute proche, même de loin. Et elle brillait.
C’était du bronze. Tout le métal du Tapis provenait d’ici, Forficule le savait bien. Les Vortegornes étaient obligés de le troquer avec les Vivants contre de la nourriture. Sur la Terre de la Grand-Porte, il ne poussait rien.
— Unp En Ny, murmura Forficule dans sa barbe, tandis que l’expédition s’arrêtait, le temps d’une brève pause au pied des remparts de la Terre.
Brocando s’était immédiatement endormi. Il avait les plus courtes jambes de la bande.
— Hein ? s’exclama le petit roi en se réveillant.
— C’est le cri de guerre des Vortegornes, expliqua Forficule. Beaucoup de gens l’ont appris, mais jamais très longtemps. C’étaient souvent les derniers mots qu’ils entendaient. Unp En Ny. Ce sont ceux qui figurent sur la Terre. D’immenses lettres de métal. J’en ai vu des gravures. Il faudrait la journée pour faire le tour d’une seule lettre.
— Qui les a tracées ? demanda Brocando en surveillant les gardes du coin de l’œil.
— Selon les Vortegornes, c’est l’ouvrage du grand Découdre, répondit Forficule. Simple superstition, évidemment. Il doit exister une explication naturelle. Les Vortegornes ont jadis affirmé qu’il y avait également des lettres dessous la Terre. Ils ont creusé des tunnels et les ont mises au jour. Certaines disaient… (Il se concentra.)… I ZABETH II. Les Vortegornes semblent y attacher beaucoup d’importance.
— Ça ne pousse pas tout seul, les lettres géantes, fit remarquer Brocando.
— Peut-être que si. Qu’en savons-nous ?
Ils levèrent les yeux vers la Terre. Autour de sa base courait une route. Elle était plus large qu’une route dumiie. Pourtant, dans l’ombre de cette prodigieuse muraille, elle semblait plus étroite qu’un fil.
— Qui a des informations sur les Vortegornes ? s’enquit Forficule. J’ai lu des choses sur leur compte, mais je ne me souviens pas d’en avoir jamais vu.