— Ils ressemblent aux Dumiis, mais sans leur bon goût et leur passion légendaires, répliqua Brocando.
— Merci, fit Fléau avec le plus grand sérieux.
— En tout cas, vivre tout le temps sur du métal doit vous donner un point de vue très sombre, voire mystique, sur la vie, supputa Forficule.
— De quel côté sont-ils ? s’inquiéta Brocando.
— Duquel ? Le leur, je suppose, comme tout le monde.
Les moizes allaient et venaient sans but précis, comme s’ils espéraient quelque chose.
— J’imagine que nous attendons de grimper là-haut, fit Brocando. Mais comment va-t-on faire ?
— Les patrouilles dumiies ont fait tout le tour de la Terre sans trouver de voies vers l’intérieur, reconnut Fléau.
Forficule, qui inspectait les hauteurs en plissant les yeux, annonça :
— Ah, je crois que tout le secret réside dans ce remarquable dispositif.
Au-dessus d’eux, on distinguait une tache bougeant le long de la paroi. Elle grandit lentement pour devenir une large plate-forme glissant le long du bronze. Ils pouvaient apercevoir des têtes regardant par-dessus bord.
Quand elle toucha terre auprès de la meute, Forficule vit qu’il s’agissait d’un simple carré façonné à partir de planches de poils et ceinturé par un bastingage. Quatre chaînes de bronze, une à chaque coin, montaient vers les brumes. Un homme se tenait à chaque angle. Chacun d’eux était aussi grand que Fléau. Ils étaient coiffés de casques, revêtus d’armures de bronze martelé et portaient au côté de longs glaives de bronze. Leurs boucliers de bronze étaient ronds comme la Terre de la Grand-Porte, et leurs cheveux avaient la même couleur que le métal. Ils avaient des barbes courtes taillées en carré, et leurs yeux gris restaient posément fixés sur le vide devant eux. Trop de métal, songea Forficule. Ça vous rentre dans l’âme.
— Hem, chuchota Brocando tandis qu’on les poussait vers la plate-forme. Tu n’aurais, euh, pas remarqué ni entendu qu’on… Comment dire ? Qu’on nous suivait ? Je ne sais pas… Ton chef, par exemple ? Le grand costaud ?
— Aucun signe depuis notre départ de la Trame, répondit Forficule. J’ai regardé et écouté avec la plus grande attention.
— Oh la la…
— Mais non. Ce sont d’excellentes nouvelles. Ça signifie qu’il est par là, quelque part. Si j’avais vu ou entendu quoi que ce soit, je saurais que ce n’est pas Glurk. C’est un chasseur, comprenez-vous…
— Argument pertinent. Ouilleuuu !
Un fouet cingla les jambes de Brocando tandis que les moizes conduisaient leurs montures nerveuses vers les planches.
Quand la dernière fut montée à bord, un des gardes de bronze prit une trompe à sa ceinture et lança une seule note. Les chaînes qui les entouraient frémirent et tintèrent jusqu’à ce qu’elles soient tendues. Et alors, avec un grincement, la plate-forme s’enleva du sol et monta vers la Terre.
Forficule avait été repoussé contre le bastingage par la masse des animaux, et c’est ainsi qu’il put voir une ombre se détacher d’un buisson de poussières à la base de la paroi pour s’élancer vers la plate-forme en pleine ascension, en essayant de trouver une prise par-dessous.
Il la vit bondir ; mais à ce moment-là, la plateforme se balança et il perdit l’ombre de vue.
Là-haut, dans les volutes de brume, se trouvait l’entrée de la Terre. Puis Forficule s’aperçut qu’il contemplait le Tapis à ses pieds. En bas, le sommet des poils luisait dans le brouillard. Il fut saisi de vertige. Aussi, pour essayer de se changer les idées, gratifia-t-il ses compagnons d’une brève conférence.
— Les Fulgurognes racontent que cette Terre est tombée des hauteurs il y a de nombreuses années. Les Vortegornes n’étaient qu’une petite tribu qui vivait dans les parages. Ils en firent l’escalade et redescendent rarement, depuis.
— Mais alors, pourquoi y a-t-il des moizes dans la Terre ?
— Je préfère ne pas y penser, répondit Forficule. Les Vortegornes sont parfois un peu balourds, mais je n’ai jamais entendu dire qu’ils étaient mauvais.
La plate-forme continua sa progression le long de la paroi jusqu’à ce que, brutalement, elle s’arrête. Devant eux se dressait une porte de bronze, construite au sommet de la paroi. Juste au-dessus d’elle, de lourds portiques soutenaient les poulies qui faisaient monter et descendre la plate-forme. Ils étaient plaqués de bronze et hérissés de pointes. La porte était elle aussi garnie de pointes, tout comme la herse. Au-dessous, très loin, s’étendait le Tapis.
— Ils aiment bien leur petite tranquillité, ces braves gens, constata Fléau.
Derrière lui, Gormaliche chuinta :
— Contemplez bien votre précieux Tapis. Vous ne le reverrez plus.
— Ah, du mélodrame, commenta Forficule.
— Ainsi, tu crois… commença Gormaliche.
Son dernier mot se termina sur un jappement de douleur. Brocando avait planté ses dents dans la jambe du moize.
Gémissant de douleur et de rage, Gormaliche souleva le roi des Fulgurognes et se rua vers le bastingage, le soulevant au-dessus de sa tête.
Puis il baissa les bras et sourit.
— Non, dit-il lentement. Non. A quoi bon ? Sous peu, tu regretteras que je ne t’aie pas précipité dans le vide. Te jeter par-dessus bord serait trop doux. Je ne suis pas d’humeur magnanime…
Il laissa tomber Brocando, frissonnant, auprès des autres au moment où la herse se levait.
— Je ne tremblais pas, se hâta de préciser Brocando. C’est juste qu’il fait frisquet, à cette altitude.
Les moizes s’engagèrent sur la Terre de la Grand-Porte. Forlicule découvrit un vaste plateau de métal, avec ce qui ressemblait à des collines dans les lointains. De part et d’autre, au fil de leur progression, ils longèrent des cages, dotées de solides barreaux. Elles renfermaient des snargues. Il y avait les petites snargues brunes des territoires de la Muraille en Bois, les snargues rouges de l’ouest, et des snargues noires aux crocs développés. Toutes couleurs confondues, elles n’avaient qu’une pensée en tête. Elles se ruaient contre les barreaux au passage des prisonniers.
La marche se poursuivit, et ils rencontrèrent des camps où l’on domptait et dressait les snargues. Encore plus loin, ils découvrirent de nouvelles cages, plus grandes que celles des snargues. Elles contenaient… d’étranges créatures.
Elles étaient gigantesques. Elles avaient un corps épais, en barrique, avec de petites ailes ridicules et de longs cous filiformes terminés par des têtes qui se tournaient au passage des prisonniers. A l’autre extrémité, elles étaient munies d’une petite queue vestigiale. Leurs pattes ne donnaient pas l’impression d’être assez robustes pour soutenir leur masse. Certes, elles étaient solides – mais une créature aussi massive aurait dû avoir les pattes aussi épaisses que des poils géants.
Une des bêtes passa la tête à travers les barreaux et contempla Forficule. Les yeux étaient grands, mais brillants, avec une curieuse lueur d’intelligence, et des sourcils en broussaille les coiffaient.
— Une pone ! s’exclama-t-il. C’est une pone ! Venue d’Extrême-Orient, de l’endroit où les franges du Tapis rencontrent le Plancher. Les plus grandes créatures du Tapis. Oh, si seulement nous avions quelques-unes de ces bêtes sous nos ordres…
— Je pense qu’elles sont à ceux des moizes, constata Fléau.
La pone les regarda passer.
Ils parvinrent au pied des anguleuses collines métalliques et passèrent sous une arche sombre. A l’intérieur, on les confia à d’autres moizes, plus hâlés.
Un labyrinthe de tunnels résonnait du martèlement des burins, mais ils continuèrent, s’enfonçant dans les profondeurs jusqu’à ce qu’ils atteignent une salle mal éclairée aux murs percés de portes. On en ouvrit une, et on les précipita à l’intérieur.