Tandis qu’ils se débattaient sur le sol humide, le visage grimaçant de Gormaliche apparut entre les barreaux, peint de reflets rouges par les flambeaux des cachots.
— Goûtez donc l’hospitalité de nos geôles tant que vous en avez le loisir. Bientôt, vous descendrez dans les mines. Et là, vous ne dormirez plus. Mais vous n’aurez plus rien à craindre du grand Découdre !
— Mais pourquoi se sent-il obligé de parler comme ça ? s’émerveilla Forficule. Quel cabotinage ! Je m’étonne qu’il ne fasse pas hyark hyark hyark quand il rit.
— Gormaliche ! appela Fléau.
Le moize réapparut.
— Oui, vile engeance ?
— « Vile engeance », bougonna Forficule. Il a vraiment autant d’imagination qu’un quignon de pain, ce malheureux.
— Quand nous sortirons d’ici, je te retrouverai et je te tuerai, promit Fléau sur le ton posé d’une banale conversation. J’ai pensé qu’il valait mieux te prévenir tout de suite. Je ne voudrais pas que tu viennes dire ensuite que je ne t’avais pas averti.
Gormaliche recula, avant de lancer :
— Tes menaces, je les accueille avec tout mon mépris. Hyark hyark hyark !
Forficule hocha la tête, très satisfait.
Je savais bien qu’il y arriverait, tôt ou tard, se dit-il.
Ils restèrent étendus dans les ténèbres, en écoutant le bruit régulier des marteaux au loin.
— Nous voici donc dans les mines où l’on a conduit mon peuple, dit Brocando. Pour extraire du métal.
— Tous les peuples, j’en ai bien l’impression, corrigea Forficule.
Couché dans l’ombre, il se posait des questions sur Glurk. Il avait peut-être imaginé cette ombre. Quant à Snibril… Eh bien, il avait peut-être réussi à sortir avant l’effondrement du toit…
Des coups de hampe de lance les tirèrent brutalement du sommeil.
Deux moizes, debout sur le seuil, les toisaient en ricanant.
— Ces trois-là ? Pour la mine, hein ?
— Ouais, confirma un grondement à l’extérieur.
Forficule dressa l’oreille.
— Celui-ci est un peu riquiqui, et celui-là est un vieux birbe. Enfin, autant commencer par tirer parti des plus vieux, pas vrai ?
— Montrez-les-moi, ordonna la voix venue du dehors.
On força les prisonniers à se remettre debout, et on vérifia les lanières qui les ligotaient avant de les pousser dans la pénombre de la salle. Un Vortegorne bardé de bronze se tenait là, terrible dans la pénombre.
— Espèces de lourdauds ! rugit-il à l’adresse des moizes. Regardez-moi ces liens ! Ils sont presque détachés !
Et il avança avec décision, saisissant les mains de Forficule. Le vieil homme contempla un instant des yeux marron familiers, dont l’un cligna à son intention.
— On les a bien serrés tout spécialement ! s’indigna un des moizes.
— Vraiment ? Regardez-moi donc celui-ci, alors !
Les deux moizes s’approchèrent, l’échine basse, et vinrent se placer de part et d’autre du Vortegorne.
L’un des deux déclara :
— Ils sont aussi serrés que…
Le Vortegorne tendit les bras et plaça une main noueuse sur chaque nuque velue. La voix mourut dans un couinement étranglé. Le Vortegorne ramena ses deux mains ensemble avec un choc satisfaisant, et laissa choir les créatures estourbies.
Glurk retira son heaume.
— Bon, eh bien, nous y voilà, fit-il.
Il ne put résister au plaisir d’exécuter une petite gigue devant leur expression stupéfaite. Puis il coiffa à nouveau le casque.
— Nous t’avions laissé dans la Trame !
— Comment es-tu arrivé jusqu’ici ?
— C’est toi que j’ai vu ? demanda Forficule. C’est bien ça, c’était toi ?
— Songeons d’abord à nous mettre en sécurité, le temps des histoires viendra par la suite, déclara Glurk.
Il sortit un couteau de sa ceinture et trancha leurs cordes. Ils se frictionnèrent les poignets ankylosés tandis que Glurk traînait les gardes dans la cellule et les y enfermait, en dépit des conseils de Brocando, qui rappelait que le meilleur moment pour trucider l’ennemi était lorsque celui-ci était inconscient.
Glurk revint avec leurs épées.
— Je les aime pas beaucoup, mais ce sera mieux que rien s’il faut combattre, dit-il. Essayez d’avoir l’air de prisonniers, si quelqu’un vous voit. Y en a de tous les genres, par ici. On vous remarquera peut-être pas.
Glurk ouvrit la marche, caparaçonné de son armure vortegorne. Deux fois, ils croisèrent des gardes moizes qui ne leur accordèrent aucune attention avant qu’il ne soit trop tard.
— Où allons-nous ? demanda Forficule.
— J’ai rencontré quelques amis.
— Il faudrait libérer les prisonniers, exigea Brocando.
— Ils sont des milliers. Et y a aussi des milliers de moizes, expliqua Glurk. C’est trop.
— C’est vrai, renchérit Fléau. Il faut sortir d’ici. Ensuite, on pourra aller chercher de l’aide. Et ne nous raconte pas que leurs nombreux prisonniers fulgurognes constituent en fait une véritable armée infiltrée à l’intérieur des lignes ennemies.
— Et j’ai vu certains des prisonniers, ajouta Glurk. Ils sont pas en état de combattre, si vous voulez mon avis.
— Tu parles de Fulgurognes, tu le sais ? insista Brocando.
Glurk jeta un coup d’œil à un coin de couloir, puis fit signe aux autres de le suivre.
— Je le sais, dit-il. Et je le maintiens. Ce que je veux dire, c’est qu’il suffit pas de voler un trousseau de clés, d’ouvrir quelques portes et de bramer : Hyark hyark hyark, mon peuple, brisez vos chaînes ! On est dans la réalité, ici. Et j’ai laissé traîner l’oreille. Tu sais pourquoi les moizes ont attaqué Périlleuse ?
— Pour subjuguer et réduire en esclavage un peuple d’orgueilleux guerriers, répondit Brocando.
— Pour le sable.
— Le sable ?
— C’est bien sur un roc de sable qu’est bâtie Périlleuse, non ? Leurs burins sont en pierre, vois-tu. Ils en usent des dizaines, rien que pour extraire un bout de métal.
— Ma magnifique cité…
— Du sable, répéta Glurk.
— Mon palais…
— Du sable aussi.
— Le métal, dit Fléau. Ils essaient de récolter le plus de métal possible. Les armes de métal l’emporteront toujours sur le vernis et le bois.
— Pourquoi tant d’efforts ? je me le demande, intervint Forficule.
— Uzure se trouve à peine à quelques jours de marche, suggéra Fléau. La voilà, la raison. Il faut donner l’alerte.
— Venez. Là-dedans, leur lança Glurk.
Là-dedans, c’était une longue caverne pratiquée dans le bronze. La lumière tombait d’orifices percés au plafond, et jetait des ombres troubles le long des parois. L’atmosphère chaude sentait le fauve. Les prisonniers entendirent le bruit de pas pesants dans les stalles et de puissantes respirations. Quelque chose bougea, et une paire d’yeux verts se tourna vers eux dans la pénombre.
— Que venez-vous faire ici ? demanda le garde moize.
— Ah, répondit Glurk. J’amène les prisonniers ! Hyark hyark hyark !
Le garde considéra le quatuor d’un œil soupçonneux.
— Pour quoi faire ?
Glurk cligna des yeux.
— Assez de bavardages, hyark hyark hyark, finit-il par répondre en cognant le garde sur le crâne.
Les yeux verts s’éteignirent.
— J’arrive assez vite au bout de mes improvisations, expliqua Glurk.
Les yeux de Forficule s’étaient habitués au manque de lumière. La caverne était vaste, mais la taille prodigieuse des créatures qui l’occupaient la faisait paraître moins grande qu’elle n’aurait dû.