— C’est quelque chose qu’on ne voit pas tous les jours, ajouta-t-il.
Les autres suivirent la direction qu’il indiquait du doigt. Dans la verdure, de l’autre côté de la clairière, un sanglier les contemplait avec une expression solennelle. Quand ils se retournèrent vers lui, il battit prestement en retraite, et ils l’entendirent s’éloigner entre les poils.
— Je ne vois rien de tellement spécial, grommela Fléau.
— Il était brun, voilà tout, dit Forficule. Il aurait dû être vert. Presque toutes les bêtes sauvages du Tapis adoptent la couleur de leur milieu de naissance. Un mimétisme protecteur.
— Il s’est peut-être égaré par ici, suggéra Fléau.
— Non, répondit Glurk avec un sourire. On l’a attiré. Nous sommes presque arrivés. Ça va vous laisser baba, j’vous le garantis.
Les pones se détournèrent et se frayèrent un chemin le long d’une nouvelle piste. Tandis que les énormes créatures s’ouvraient une route dans les épaisses frondaisons, des dizaines de bestioles s’égaillaient précipitamment. Elles exhibaient toutes les couleurs du Tapis.
C’est alors que les pones émergèrent à l’air libre…
Les poils poussaient étroitement serrés à la périphérie d’une vaste clairière, et réfléchissaient la clarté de ce qui en occupait le centre.
C’était un cristal de sucre brut. Aussi haut que le grand palais de Périlleuse, plus blanc que de l’os, le cristal brillait de reflets froids dans la pénombre verte. Il captait toute la lumière qui tombait entre la poussière tassée, et au sein de sa prodigieuse masse cubique dansait une lueur blanche. Par endroits, il luisait comme du vernis poli, renvoyant le reflet des créatures qui se pressaient autour de lui.
On voyait des moutons de poussière et des taraudeurs de trame de toutes les couleurs, des sangliers par hardes entières, des sorathes à long cou, des trumpes placides et dodus, des pipe-gromes, des chèvres prestes aux cornes torsadées, et des créatures que même Forficule ne savait pas nommer : une bestiole bardée d’écailles, à l’échine hérissée de piquants, et une longue créature qui semblait toute en pattes. Le bruit de mille langues occupées à lécher emplissait la clairière.
Acrelangue et son troupeau avancèrent pesamment, faisant presque choir Glurk et les autres de leur selle. Les créatures plus menues s’écartèrent en toute hâte pour leur céder la place.
— C’est… superbe, murmura enfin Brocando.
Fléau resta tête levée, bouche bée. Même Forficule était impressionné.
Ils descendirent du dos de la pone et s’avancèrent d’un pas prudent vers la surface polie. Les animaux qui léchaient le sucre firent à peine attention à eux.
Glurk en détacha un morceau avec son couteau, et resta un instant immobile à le mâchonner.
— Tiens, goûte, dit-il en jetant un morceau à Fléau.
Celui-ci obtempéra avec précaution.
— Du sucre, conclut-il. Je n’en avais goûté qu’une seule fois. Il existait un cristal près des contrées de l’Atre. L’Empereur s’en faisait livrer par petites quantités.
— Ça ressemble au miel, mais c’est différent, jugea Brocando. D’où est-ce que ça vient ?
— Du même endroit que le sable, le sel ou la cendre. D’en haut, répondit Forficule. On n’en sait pas davantage.
Instinctivement, ils contemplèrent le panache de poils au-dessus de leurs têtes. La voix de Brocando rompit le silence :
— Bon, en tout cas, voilà notre repas de midi. A votre convenance – fricassée de trumpe ou rôti de grome. Pas étonnant qu’ils soient de toutes les couleurs. Le cristal doit les attirer de partout. Cela dit, ça ne semble pas très régulier de les tuer pendant qu’ils ne regardent pas.
— Alors, rangez votre couteau, fit une nouvelle voix.
Forficule s’étrangla sur son morceau de sucre.
Une silhouette se tenait un peu à l’écart. Elle était de haute taille, avait le visage émacié d’un Vivant, que la clarté du cristal rendait spectral. Elle portait une masse de cheveux blancs – on distinguait mal où se terminait la chevelure et où commençaient les robes longues et informes. Et elle était jeune mais son déplacement la faisait paraître tantôt vieille, tantôt mûre. Le temps passait sur son visage comme un jeu d’ombres.
Une de ses mains retenait par le collier une snargue qui battait de la queue d’un air menaçant.
— Hem, glissa Glurk. Voici Culaïna.
La Vivante dépassa le groupe pour aller flatter le flanc d’Acrelangue. Le long col de la pone se tourna et ses petits yeux se posèrent sur Culaïna ; puis l’animal mit les genoux en terre et posa sa tête sur le sol.
Culaïna se tourna en souriant. Toute la clairière sembla sourire en même temps. Le changement fut soudain et spectaculaire.
— Ainsi donc, vous voici, dit-elle. Il faut que vous me racontiez vos aventures. Je sais que vous allez le faire. Vous l’avez fait, je m’en souviens. Suivez-moi. Il y aura de quoi manger.
De l’autre côté de la clairière se trouvait la demeure de Culaïna, ou l’une de ses demeures. C’était un simple toit en peluche tressée, posé sur des piquets. Il n’y avait ni parois ni portes, aucun fossé ni palissade pour la protéger la nuit, aucun site dévolu à un âtre. Au-dessus, une grosse ruche d’hymétores. Autour du campement de Culaïna, des animaux paissaient et somnolaient en paix.
Quand Culaïna s’approcha en compagnie des autres, les hymétores se mirent à bourdonner avec fureur et elles prirent leur essor au-dessus de la ruche, en un essaim furieux. Le quatuor plongea à terre en tentant de se couvrir le visage de leurs bras, jusqu’à ce que Culaïna lance un seul coup de sifflet.
Les créatures passèrent au-dessus d’eux sans attaquer et regagnèrent pacifiquement leur nid perché dans les poils. Glurk entr’aperçut de longs dards acérés.
— Elle les a renvoyés, chuchota Brocando, pressant. Un seul coup de sifflet et ils lui ont obéi !
Sur le sol, sous l’abri, reposaient un amas de fruits et quelques jattes emplies d’un liquide vert.
— J’en ai déjà bu, expliqua Glurk. C’est de la sève de poil vert. Ça requinque bien.
Ils s’assirent. Forficule se tortilla, mal à l’aise, et Culaïna lui sourit.
— Exprimez ce qui vous est venu à l’esprit, lui conseilla-t-elle. Je me souviens que vous l’avez fait. Mais il faut que vous le disiez.
— Les Vivants n’ont pas le droit de révéler le futur aux gens ! s’exclama Forficule. Tout le monde sait ça ! Ils n’en parlent jamais ! Il y a trop de danger à révéler aux gens ce qui doit arriver ! Tout cela est très…
— Je me souviens de vous avoir interrompu ici, répondit la Vivante. Oui. Je connais les règles. Et c’est leur nature, rien de plus. De simples règles. Forficule, je ne suis pas comme les autres Vivants. As-tu déjà entendu le mot… thunorgue ? Je sais que oui.
— Oui, oui, les Vivants qui se souviennent des choses qui… Oh, ma parole ! s’exclama Forficule, bouleversé. Je croyais que ce n’était qu’une légende. Que les thunorgues étaient des monstres.
— Ce n’est qu’une légende, c’est vrai. Mais ça ne signifie pas qu’elle ne reflète pas la vérité. Les règles ne s’appliquent pas à ma personne. Ce ne sont que des règles. On n’est pas contraint de les respecter… Pas forcément. Je n’aime guère les villes. Mais cet écrasement, cette destruction du Tapis… Ce bronze que l’on forge, la poussière que l’on piétine…
Elle secoua la tête.
— Non. Cela ne sera pas. Tu partiras pour Uzure demain, avant que les moizes n’aient quitté Périlleuse. Il y aura une bataille. Il faut que vous soyez vainqueurs. Je ne vous dirai pas de quelle manière. Mais il faut que vous soyez vainqueurs. En attendant, vous pouvez passer la nuit ici. Ne craignez rien. Il ne vient en ma demeure que ce que j’y attends.