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— Non, dit Fléau. Il faut que je sache. Pourquoi nous aidez-vous ? Les Vivants se souviennent de tout ce qui est arrivé et de ce qui arrivera. Et ils n’en parlent pas. En quoi êtes-vous différente ?

Culaïna inclina la tête sur un côté.

— Vous avez entendu ce que j’ai dit ? demanda Fléau.

— Oui. Je me remémorais ce que je vous ai répondu. Ah, oui. Voilà, ça me revient. Il y a tant de choses, voyez-vous… Tant de choses…

Elle se leva et s’éloigna un peu du groupe. Puis elle se tourna de nouveau vers eux.

— Parfois… Mais c’est rare, aussi rare que ma snargue blanche que vous voyez ici… Parfois naît un Vivant qui est différent, aussi différent des autres Vivants qu’eux-mêmes le sont de vous. Voyez-vous, nous nous souvenons… de tout.

— Comme tous les Vivants, dit Fléau.

— Non, corrigea Culaïna. Eux ne se souviennent que des événements qui arrivent. Nous, nous nous souvenons de ce qui pourrait se produire. Je me rappelle ce qui se passera si vous ne triomphez pas. Je connais toutes les possibilités. Pour tout ce qui se réalise, un million de choses n’accéderont pas à l’existence. Je les vis toutes. Je me souviens de votre victoire et je me souviens de votre défaite. Je me souviens du triomphe des moizes. Je me souviens du vôtre. Les deux éventualités coexistent, pour moi. Pour moi, elles se sont toutes deux réalisées. Mes frères et sœurs Vivants se remémorent le fil de l’histoire. Mais je me remémore tous ceux qui n’ont jamais été tissés. Pour moi, toutes ces possibilités sont réelles. Je vis en toutes.

— Mais pourquoi ? demanda Fléau.

— Il faut que quelqu’un s’en charge. Sinon, elles n’auraient jamais pu exister.

Elle s’avança d’un pas dans l’ombre.

Ils l’entendirent parler. Sa voix semblait provenir d’un endroit lointain.

— Aucun événement n’est inévitable. On ne vit pas l’Histoire. On la forge. Une seule décision. Un seul individu. Au moment adéquat. Rien n’est trop petit pour changer les choses. On peut tout transformer.

La voix s’évanouit. Au bout d’un moment, Fléau se remit sur pied, se sentant extrêmement balourd, et il inspecta les ombres.

— Elle a disparu.

— Je me demande si elle peut jamais exister complètement en un seul lieu, dit Forficule. Et maintenant, que fait-on ?

— Je vais piquer un roupillon, répliqua Glurk. Vous, je ne sais pas, mais pour moi, la journée a été dure.

Fléau se réveilla plusieurs fois en croyant percevoir dans le vent un fracas et des cris. Mais quand il tendait l’oreille, tout semblait s’évanouir.

Forficule rêva. Il vit des poils se tordre et plier comme sous l’emprise d’une bourrasque, les feux de dix mille prunelles vertes, rouges et blanches et, ses cheveux volant en désordre dans le vent, la silhouette de Culaïna qui avançait dans le tumulte de la nuit, vivant tout ce qui existait, tout ce qui pouvait exister, tout ce qui existerait.

Glurk rêva de corps souples se frayant un passage rapide dans les fourrés. Sur leur passage, le Tapis semblait s’animer. C’était comme un choc dans une tasse ; les ondes concentriques s’étendaient, prenant de l’ampleur au fil de leur progression. Dans les profondeurs des cavernes souterraines, des créatures endormies s’éveillèrent pour pousser des hurlements. Il vit le Déàcoudre qui s’étendait très loin au-delà de la Vernisie, un grand dôme d’argent. Il vit les feux des Vivants occupés à extraire le vernis de Vernisie, les flammes que vomissait leur forge.

Dans son rêve, il se déplaçait entre les poils comme un spectre dans la nuit, jusqu’à ce qu’il atteigne la Plaine Perpétuelle. Le Tapis se terminait abruptement et, au-delà de ses frontières, la Plaine s’étendait à perte de vue. Il chercha des poils et n’en vit aucun, rien qu’une plaine sans fin, et les boules de poussière que faisait rouler le vent mélancolique. Culaïna était debout au pied de l’ultime poil, sa robe claquant au souffle des rafales.

Glurk se redressa brusquement.

Le matin était venu. Une lumière jaune mouchetait la clairière, faisant luire les poils comme du bronze. Brocando dormait encore. Les autres causaient paisiblement.

Un seul regard suffit.

— Pas exactement des rêves, expliqua Forficule. Nous n’avons pas réellement rêvé. Elle vit toutes ses existences à la fois, et nous en avons capté les échos…

— J’ai vu Culaïna voyager à travers le Tapis, commença Glurk. Et je crois que j’ai vu Snibril, aussi.

— Moi, j’ai vu les contrées de l’Atre et le feu céleste, ajouta Forficule.

— Y avait toutes sortes de créatures, fit Glurk.

Brocando se retourna et ouvrit les yeux. Il écouta les autres un moment, avant d’opiner.

— J’étais de retour sur la Terre de la Grand-Porte. Il y avait une caverne avec un plafond en dôme. Au-dessous du dôme, se dressait un trône de bronze, où siégeait un Vortegorne. Il avait la barbe jaune et une couronne. Deux moizes se tenaient devant lui. Je jurerais que Gormaliche était l’un des deux. Ils riaient. Et soudain, l’un d’eux s’est emparé de la couronne et le Vortegorne est resté passif, le menton sur le poing, sans dire un mot.

— Ce doit être Stagbat, leur roi, supputa Glurk. J’ai surpris une conversation entre gardes. Les moizes sont apparus un jour, après que le grand Découdre eut frappé dans les parages, et ils ont dépeint le grand Découdre comme une arme dumiie. Ils se sont présentés en alliés. Et maintenant, bien sûr, ils ont la conduite de l’endroit.

— On ne peut pas contrôler le grand Découdre, intervint Forficule. Je me tue à vous répéter que c’est un phénomène naturel.

— Ils repèrent toujours nos points faibles, dit Glurk.

Il tourna le regard vers Fléau, qui gardait le silence.

— Et toi, quel rêve as-tu fait ? demanda-t-il.

— J’ai rêvé… J’ai rêvé… (Tout d’un coup, Fléau sembla sortir d’une léthargie.) Je n’ai rien rêvé du tout. J’ai dormi comme un loir.

Il n’y avait aucun signe de Culaïna. Les pones étaient toujours là.

— Elles estiment que la vie va être intéressante, constata Glurk. Elles aimaient bien travailler pour les Vortegornes. Les gens venaient leur lire des histoires, des trucs comme ça. Ça doit pas être marrant d’avoir un cerveau et pas de mains pour faire les choses.

— Il vaut mieux aller à Uzure, annonça Fléau. Je ne crois pas que nous ayons le choix.

— Nous avons tous les choix que nous voulons, corrigea Forficule. Simplement, nous devons choisir d’aller à Uzure.

Glurk sella Acrelangue.

— On se dirige droit sur des périodes intéressantes, fit-il remarquer sur un ton sinistre.

Fléau jeta un dernier coup d’œil circulaire sur la clairière du sucre.

— Elle est par là, quelque part, dit-il.

— Partout, répondit Forficule. Partout où il y a un choix à faire.

Il y avait une expression lointaine dans les yeux de Fléau.

— Quelle sensation cela fait-il de savoir tout ce qui peut se produire ?

— C’est terrible, dit Forficule. Allons, venez. Fléau ? J’ai dit : venez !

14

Après la tempête, Snibril avait pris la tête des recherches. Ils avaient fouillé les décombres du lieu. Ils étaient descendus dans la Trame, encordés ensemble, et avaient hurlé les noms des disparus. Ils n’avaient rien trouvé.

Mais comme l’aurait fait remarquer Forficule, mieux valait ne rien trouver que de trouver… quelque chose.

Puis ils avaient découvert des traces dans une clairière retirée. Un grand nombre de créatures s’étaient réunies. Il sembla à Snibril qu’une autre les avait suivies, quelqu’un qui s’était tapi quelque temps dans les fourrés… Mais la poussière soulevée par la tempête avait tout recouvert, et il était difficile de se forger des certitudes. Les traces, ce qu’on en distinguait, se dirigeaient vers le sud.