— Comment est-ce possible ? Nous devions mourir ! s’exclama-t-il. Jusqu’au dernier !
— Vous y teniez tant que ça ? demanda Snibril en mettant pied à terre.
— Y tenir ? Y tenir ? Ce concept n’entre pas en ligne de compte, s’écria Athan, en lançant son marteau.
D’entre les poils, monta le hurlement d’un moize.
— Vous avez changé l’ordre des choses, poursuivit Athan. Et maintenant, de terribles événements vont se produire…
— Pas forcément, répondit Snibril avec calme. Rien n’est obligatoire. On peut laisser les choses suivre leur cours. Mais ce n’est pas pareil. Nous nous rendons à Uzure. Nous comptons dans nos rangs des Munrungues, des Fulgurognes et quelques réfugiés que nous avons recueillis sur la route. Pourquoi ne nous accompagneriez-vous pas ?
Athan parut scandalisé et fâché.
— Nous ? Des Vivants ? Nous battre ?
— Vous étiez en train de vous battre.
— Oui, mais nous savions que nous allions être vaincus, répondit Athan.
— Et si vous vous battiez pour vaincre ? demanda Snibril.
Il se retourna quand un Munrungue s’approcha, soutenant un Vivant.
— Chez nous, Géridan est mort, un des Fulgurognes aussi, annonça le nouvel arrivant. Et un des Vivants. Mais celui-ci vit encore… de peu.
— C’est Derna, dit Athan. Ma… fille. Elle devrait être morte. En un certain sens… elle doit mourir.
— Nous possédons des médicaments, annonça calmement Snibril. Mais nous pouvons l’enterrer tout de suite, si c’est ce que vous voulez…
Il guetta la réponse du maître de four, qui avait blêmi.
— Non, dit-il quasiment dans un souffle.
— Parfait. Parce qu’on ne l’aurait pas fait, de toute manière, répliqua Snibril sur un ton satisfait. Ensuite, vous viendrez avec nous.
— Mais je ne… sais pas… ce qui va arriver, dit le Vivant. Je ne me souviens plus !
— Vous vous êtes joints à nous pour aller à Uzure, expliqua Snibril.
— Je ne me souviens plus de ce qui va arriver !
— Vous vous êtes joints à nous, répéta Snibril.
Le soulagement envahit le visage d’Athan. Subitement, il parut fou de joie, comme un enfant à qui on vient de donner un nouveau jouet.
— Vraiment ? demanda-t-il.
— Pourquoi pas ? répondit Snibril. C’est sûrement mieux que d’être mort.
— Mais c’est… C’est un raisonnement de thunorgue, objecta Athan. Le futur est Le Futur, pas… Pas… (Il hésita, interloqué.) Pas… Peut-être… Vraiment ? Le futur peut être toutes ces choses différentes… ?
— A vous de choisir, répondit Snibril.
— Mais le destin…
— C’est quelque chose qu’on élabore au fur et à mesure, répondit Snibril. J’ai découvert ça.
Il leva la tête vers un bruit léger, si léger que nul autre qu’un chasseur, dont la vie dépendait de sa perception des bruits infimes, n’aurait pu le détecter. Un instant, il crut discerner une silhouette entre les ombres, qui lui souriait. Et elle s’évanouit.
Géridan fut enseveli sous les poils, aux côtés de Parléon, fils de Léondo, noble Fulgurogne tué par une snargue, et du Vivant qui avait péri.
Les Vivants rescapés se réunirent entre eux et Snibril les entendit discuter. Mais il avait remporté la partie, il le savait. Ils n’avaient plus de futur. Ils devaient se replier sur celui qu’il avait offert à Athan. Ils avaient perdu l’habitude de s’en fabriquer un.
Avec ce qui leur restait de vernis, ils forgèrent des épées et des pointes de lance et les mirent en tas pour que l’armée dépenaillée se serve. Et quand l’armée s’en fut, ils les suivirent, abandonnant leur chariot derrière, solitaire et froid.
Un million de fois, les Vivants s’étaient battus et avaient été tués. Mais cela s’était passé ailleurs, dans un des mondes possibles. Désormais, ils étaient en vie. Cela s’appelle l’Histoire. Elle est écrite par les survivants.
16
Ils suivirent des sentiers étroits qui serpentaient dans des bosquets de dimensions gigantesques. En certains endroits, d’énormes poils s’étaient abattus en travers du passage. La poussière et la peluche s’accumulaient, étouffant les intervalles entre les poils, si bien qu’ils ne parvenaient à progresser qu’en se taillant un chemin dans des fourrés qui les griffaient et les piquaient.
Une fois, dans un épais massif de poils orange, quelque chose jaillit des buissons impénétrables et se ficha dans une souche de poil, tout près de la tête de Snibril. C’était une lance.
Sous le couvert des poils, une ombre s’enfuit, gagnant la sécurité en se balançant à une liane, tandis que les flèches fulgurognes sifflaient autour d’elle comme autant d’hymétores. Ils ne surent jamais de quoi il s’agissait, bien que l’incident n’ait peut-être pas été sans rapport avec le fait que, peu après, ils tombèrent sur une ville.
Elle ne figurait sur aucune carte du Tapis. Depuis quelque temps, ils avançaient dans ses rues envahies par la végétation sans s’apercevoir qu’il s’agissait de rues, jusqu’à ce qu’ils rencontrent les statues. Des fleurs bleues des poussières y poussaient, de la peluche s’était accumulée autour de leur socle, mais elles se dressaient encore au cœur de leur cité perdue. Elles avaient représenté quatre rois ; des couronnes de bois coiffaient leur tête de bois et chacun tendait le bras dans une direction différente. Des fougères poussaient à leurs pieds et de petits animaux avaient établi résidence dans le creux de leurs bras et les replis de leurs vêtements sculptés.
Autour d’eux, quand on savait ce qu’on cherchait dans l’agencement des poils et des dépôts de poussière, s’étendait la cité. L’âge pesait sur elle comme une nappe de fumée. Des poils épais s’élevaient dans les ruines des bâtiments, la poussière avait comblé les artères. Lianes et ronces avaient accompli leur œuvre, crevant les murs et s’aventurant sur des cloisons cachées. Des insectes chantaient sous des arc-boutants écroulés. Le pollen de poil faisait scintiller l’atmosphère.
— Vous connaissiez cet endroit ? demanda Snibril.
Il n’était familier à personne. Même Athan n’en avait jamais entendu parler.
— Les endroits se perdent aussi, répondit-il. Les gens s’en vont. Les poils poussent. La végétation recouvre les routes.
— Si l’on en juge par ces statues, ils croyaient que ce lieu durerait toujours.
— Ça n’a pas été le cas, conclut Athan sur un ton sans inflexion.
Et maintenant, ils ont disparu, se dit Snibril. Ou peut-être quelques survivants chassent-ils encore dans les ruines de la cité. Nul ne sait qui ils étaient, ni ce qu’ils ont accompli. Personne ne se rappelle même leur nom. Il ne faut pas que pareille chose nous arrive.
Les Vivants ne parlaient plus guère, désormais. Ça doit être comme une cécité, supposa Snibril. Nous avons l’habitude, nous, de ne pas savoir ce qui va arriver…
Quelques heures plus tard, ils rejoignirent une route dumiie. Elle était blanche, pavée de poils fendus posés côte à côte. Tous les cent mètres environ, un poil était gravé d’un dessin de doigt. Tous les doigts indiquaient la direction d’Uzure.
Ils la suivirent un moment. Çà et là, la route avait été brisée par des mouvements du Tapis, et ils durent contourner les fractures en passant par les poils.
C’est là qu’ils rencontrèrent la légion, ou ce qu’il en restait. Des soldats dumiis étaient assis ou étendus sous les poils, en bordure de route. Certains dormaient. D’autres étaient blessés. A Trégon Marus, Snibril avait souvent vu des soldats, mais c’étaient de simples sentinelles. Ceux-ci semblaient avoir souffert, leurs uniformes étaient en lambeaux et souvent tachés de sang.