— Flaeus, répéta Snibril sur un ton prudent. Oui. Euh… Au fait, qu’est-ce qu’il est devenu ? Il a fait quelque chose d’affreux ?
— Vous le connaissez ?
— Je… J’en ai entendu parler, répondit prudemment Snibril.
— Il a tué quelqu’un. Un assassin. A ce que j’ai entendu raconter, il voulait éliminer le jeune Empereur au cours de la cérémonie du couronnement. Planqué derrière une colonne, armé d’un arc. Flaeus l’a remarqué juste à temps et a lancé son épée. Il l’a chopé au dernier moment. L’assassin est tombé raide mort. Froid comme la poussière. La flèche a raté Targon de quelques centimètres. C’est marrant, parce que Flaeus a toujours détesté Targon. Il collectionnait les problèmes, avec lui. Il répétait qu’être Empereur, ça devrait pas être héréditaire, qu’on devrait les élire, comme on faisait dans le temps. Ah, il rigolait pas avec l’honnêteté, le général. Oh, c’étaient des disputes à n’en plus finir. Mais après cette histoire, il a fallu le bannir, bien entendu.
— Bien entendu ? Mais pourquoi donc ? s’étonna Snibril.
— Nul n’a le droit de tirer son épée à moins de cinquante pas de l’Empereur, expliqua le sergent.
— Mais il lui a sauvé la vie !
— Ouais, mais y a des règles. Où on irait, sans les règles ?
— Mais…
— Par la suite, l’Empereur a fait changer la loi, et on a envoyé quelqu’un à la recherche du général.
— Il l’a retrouvé ?
— Ouais, probablement. Il est revenu, ligoté en travers de son cheval, avec une pomme dans la bouche. J’ai l’impression que le général n’était pas très content.
Les Fulgurognes sont fous et les Dumiis sont sains d’esprit, se dit Snibril. Et ça ne vaut pas mieux que la folie, sauf que ça fait moins de bruit. Si seulement on arrivait à combiner les deux, on aboutirait à des gens normaux. Comme moi.
— Ah, on se sentirait mieux si on l’avait avec nous, je vous le garantis, conclut le sergent.
— Oui. Hem… Je fais quoi, maintenant ? Il faut dresser le camp pour le soir. Je veux dire… Je ne sais pas le genre d’ordres qu’on donne dans ce cas-là.
Le sergent lui adressa un regard indulgent.
— Vous dites : dressez le camp ici, révéla-t-il.
17
Un semis de feux de camp piquetait la nuit. C’était le deuxième jour du voyage des quatre races. Jusqu’ici, personne ne s’était encore entre-tué.
Snibril et le sergent s’étaient assurés de la présence d’au moins un Munrungue par feu de camp, afin de jouer les arbitres.
— J’aimerais pouvoir persuader d’autres Vivants de se battre, confia Caréus. J’en ai vu un se servir d’un arc, à l’instant, pendant que les p’tits gars s’entraînaient. Enfin, je veux dire… Ils avaient déjà touché un arc ? Il l’a simplement regardé un moment, et puis il a planté une flèche en plein dans le mille. Pas plus difficile que ça.
— Il vaut peut-être mieux qu’ils ne se battent pas, alors, répondit Snibril. Autant laisser ce genre d’activité à ceux qui se débrouillent moins bien. Quel est notre plan ?
— Notre plan ? J’en sais rien. Je me bats, moi. Je me suis battu toute ma vie. J’ai toujours été un soldat. Tout ce que j’en sais, c’est ce qu’ont dit les estafettes… Toutes les légions rentrent sur Uzure.
— Toutes les quinze ? s’étonna Snibril.
Il se frotta la tête. Elle lui donnait l’impression d’être un peu… écrasée…
Le sergent eut l’air surpris.
— Quinze ? On en a pas quinze. Ah, c’est vrai. On s’appelle la Quinzième. Mais y en a eu pas mal qu’ont été dissoutes. Y avait plus besoin d’elles, vous pigez ? Y avait plus grand monde à combattre. C’est comme ça, l’empiration. Un jour, vous vous battez contre tout ce qui bouge, et le lendemain, on est chacun chez soi, la loi est respectée partout, et y a plus besoin de soldats.
— Alors, combien en reste-t-il ?
— Trois.
— Trois légions ? Et ça représente combien d’hommes ?
— Trois mille, à peu près.
— C’est tout ?
Caréus haussa les épaules.
— Moins que ça, désormais, je parie. Et puis, ils sont dispersés aux quatre vents.
— Mais il n’y en a pas assez pour…
Snibril s’interrompit avant de porter lentement les mains à sa tête.
— Dites à tout le monde de se coucher par terre, marmonna-t-il. Qu’ils éteignent leurs feux et qu’ils s’étendent sur le sol !
Un ou deux chevaux se mirent à hennir près des barrières.
— Pourquoi ? demanda le sergent. Que se…
— Et qu’ils se préparent au combat, ajouta Snibril.
Il avait l’impression qu’on lui piétinait le crâne. Il n’arrivait presque plus à réfléchir. Quelque part au fond des poils, un animal hurla.
Caréus le regardait comme s’il était malade.
— Mais que… commença-t-il.
— Par pitié ! Pas possible d’expliquer ! Faites-le, tout de suite !
Caréus partit au pas de course. Il l’entendit lancer des ordres aux caporaux. Les Fulgurognes et les Munrungues n’avaient pas besoin qu’on le leur dise deux fois.
L’instant d’après, le grand Découdre frappa.
Il se trouvait au sud de leur position, pas très loin. La pression augmenta tant que même les Dumiis la sentirent. Les poils se courbèrent avant d’être secoués furieusement par un vent qui soulevait des tourbillons de poussière à travers le Tapis. Les soldats qui n’avaient pas été assez prompts à obéir furent emportés et roulés dans la poussière.
C’est après qu’arriva le fracas du choc.
Puis régna ce long silence préoccupé pendant lequel les gens parviennent à la conclusion que, même s’ils se sentent très secoués et se retrouvent cul par-dessus tête, ils sont, à leur grande surprise, toujours en vie.
Caréus rampa sur le sol jusqu’à ce qu’il récupère son casque sous un buisson. Ensuite, toujours sans se remettre debout, il rejoignit Snibril.
— Vous avez perçu son approche, dit-il. Et avant les animaux, même !
— Les moizes en sont capables eux aussi, répondit Snibril. Et mieux que moi ! Ils n’invoquent pas le grand Découdre ! Ils peuvent sentir quand il va frapper ! Et ensuite, ils attaquent pendant que la confusion est à son comble…
Caréus et lui inspectèrent les poils du regard.
— Aux armes, tout le monde ! beugla le sergent.
Un Fulgurogne leva la main.
— Ça veut dire quoi ? demanda-t-il. On les a tous gardées près de nous.
— Ça veut dire que vous allez devoir vous battre !
— Ah bon, d’accord !
Les moizes attaquèrent à peine quelques secondes plus tard. Mais quelques secondes suffisaient. Une centaine d’entre eux se rua dans ce qui aurait dû être un camp de victimes désorganisées, blessées, prises au dépourvu. Au lieu de cela, ils se retrouvèrent face à des gens désorganisés, blessés et extrêmement bien préparés ; des guerriers furieux, qui plus est.
Pour les moizes, ce fut une surprise. Mais elle ne dura guère. Ils eurent, littéralement, la surprise de leur vie.
L’attaque des moizes changea la face des choses. Fulgurognes et Dumiis avaient toujours combattu, mais jamais du même côté. Il est difficile d’entretenir du ressentiment envers quelqu’un qui, hier encore, empêchait d’autres individus de vous occire à coups de hache et autres instruments contondants.
La petite armée aborda la route d’Uzure en chantant. Certes, il y avait trois chants de marche complètement différents, sur des mélodies différentes, mais le résultat final ne manquait pas d’harmonie, tant qu’on ne cherchait pas à comprendre les paroles.