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— Les p’tits gars chantent une ritournelle sur mon compte, de temps en temps, observa le sergent. Y a sept vers. Certains sont pas polis du tout, et y en a un qu’est pas réalisable. Je dois faire semblant de rien entendre. Vous avez remarqué que les Vivants se sont enfuis pendant la nuit ?

— Pas enfuis, répondit Snibril. Je ne crois pas qu’ils se soient enfuis. Ça ne leur ressemble guère. Je pense qu’ils ont d’autres intentions.

— Ils ont mené un conciliabule après la bataille.

— Ils ont peut-être échafaudé un plan…

Snibril s’interrompit.

Ils traversaient la zone qui s’était retrouvée juste sous le grand Découdre. Les poils étaient courbés et tordus. Et une grande arche enjambait la route. Autrefois.

A proximité, gisaient des soldats morts et un cadavre de moize.

La légion se déploya en silence, surveillant les poils. On dépêcha une escouade pour enterrer les morts.

— Sans vous, on aurait pu se retrouver comme eux, constata Caréus. Combien de temps à l’avance sentez-vous venir l’attaque ?

— Une ou deux minutes, en gros. Un peu plus, quand tout est calme.

— Ça fait quoi, comme impression ?

— Comme si quelqu’un me marchait sur la tête ! Où sommes-nous ?

— A l’une des portes qui ouvrent sur le territoire d’Uzure. La cité se trouve un peu plus loin.

— Je me suis toujours demandé à quoi elle ressemblait, confia Snibril.

— Moi aussi, avoua le sergent.

— Vous voulez dire que vous ne l’avez jamais vue ?

— Non. Chuis né en ville de garnison, vous comprenez. J’ai fait tout mon temps de service çà et là. J’ai jamais fichu les pieds à Uzure. J’ai entendu dire que ça valait vraiment le coup d’œil, c’est sûr. Bel endroit à visiter. On devrait y être dans quelques heures.

— Uzure ! répéta Snibril.

18

Uzure avait été édifiée entre cinq poils géants qu’elle avait absorbés. Il y avait en fait trois cités fortifiées à l’intérieur les unes des autres. Protégée par les remparts extérieurs, s’étendait l’Uzure impériale, une cité aux larges avenues pavées de bois et de sel, bordées de statues, une cité aux perspectives impressionnantes et aux édifices prodigieux. A chaque coin de rue se dressaient les monuments consacrés à d’anciennes batailles, de glorieuses victoires et même à une ou deux défaites du genre le plus valeureux.

Rares étaient ceux qui vivaient vraiment dans l’Uzure impériale : quelques balayeurs, des jardiniers et des dizaines de sculpteurs. C’était une cité faite pour qu’on l’admire, et non pour qu’on y vive.

A l’extérieur, séparée par une fortification de poteaux de poils taillés en pointe, on trouvait l’Uzure des marchands, la cité que la plupart des gens considéraient comme la véritable Uzure. D’ordinaire, ses ruelles étroites étaient encombrées d’étalages, et de gens venus du Tapis entier. Tous occupés à s’arnaquer mutuellement de cette façon franche et honnête qu’on appelle « faire des affaires ». On y entendait toutes sortes de dialectes, parfois criés très fort. C’est à Uzure qu’on venait commercer.

Si les Dumiis avaient édifié leur empire à la pointe de l’épée, ils le préservaient par l’argent. Ils avaient inventé l’argent. Avant, chacun achetait les choses avec des cochons et des vaches, qui n’étaient pas vraiment adaptés à un tel usage. On devait les nourrir, veiller tout le temps sur eux ; parfois, ils crevaient. Un beau jour, voilà que les Dumiis se présentèrent avec ce fameux argent, peu encombrant et facile à garder, qu’on pouvait dissimuler dans un bas sous son matelas, ce qui marchait rarement avec des cochons et des vaches. Et puis, les pièces étaient ornées de petites effigies de l’Empereur ou d’autres dessins : c’était intéressant à regarder. Enfin, nettement plus captivant que les cochons et les vaches.

Et c’est ainsi que les Dumiis avaient conservé leur empire, avait un jour raconté Forficule. Parce que, quand on commençait à employer cet argent dumii, tellement facile et tellement pratique car il ne meuglait pas à longueur de nuit, on se mettait à économiser pour acheter des choses, à en vendre d’autres au plus proche marché, à s’installer et à ne plus taper sur les tribus des alentours aussi souvent qu’avant. Et au marché, on pouvait acheter des choses jamais vues – des tissus de couleur, des fruits exotiques, des livres. Avant peu, on vivrait à la dumiie, parce que l’existence en était rendue meilleure. Oh, on répétait sans arrêt que la vie était plus belle dans le temps, avant toutes ces histoires d’argent et de paix, qu’on s’amusait davantage lorsque les gens se chargeaient de leurs armes chaque soir pour aller rigoler à leur manière – mais personne ne tenait réellement à revenir à cette époque-là.

— L’impérialisme économique ! avait dit un jour Forficule, en saisissant une poignée de pièces. Une idée extraordinaire. Tellement habile et tellement simple. Une fois qu’on l’a lancée, elle fonctionne toute seule. C’est l’Empereur qui garantit que vous pourrez acheter des choses avec votre argent, voyez-vous. Chaque fois que quelqu’un donne ou accepte une de ces pièces, c’est comme un petit soldat qui défend l’Empire. Etonnant !

Personne n’avait compris un mot de ce qu’il racontait, mais ils saisissaient bien que c’était une pensée importante.

Enfin, sur un des côtés de la ville grouillante d’activité se trouvait une petite zone fortifiée, de la taille d’un village.

C’était Uzure. L’Uzure des origines. Le petit village d’où étaient venus les Dumiis. Personne ne savait vraiment comment ni pourquoi le Destin avait choisi cette petite tribu parmi tant d’autres, pour la remonter comme un énorme élastique et l’expédier à la conquête du monde. Plus personne ne visitait la vieille Uzure, désormais. On ne tarderait probablement plus à l’abattre pour faire de la place à de nouvelles statues.

Snibril ne visita l’ancienne Uzure que beaucoup plus tard. Il découvrit les remparts de la ville, s’étendant de part et d’autre. Il pouvait aussi distinguer le reflet des armures sur les chemins de ronde, tandis que les sentinelles montaient placidement la garde. Tout paraissait paisible, comme si le grand Découdre n’avait jamais existé.

Caréus retira son casque pour lui donner en douce un petit coup de polissage.

— On risque d’avoir des problèmes si on fait entrer les Fulgurognes, chuchota-t-il à l’adresse de Snibril.

— Ce n’est pas un risque, mais une certitude, admit Snibril.

— Bon, on va donc dresser le camp au-dehors, pour l’instant. Vous feriez mieux de m’accompagner.

Snibril inspecta les murailles.

— Tout est si calme, si paisible, dit-il. Je croyais tomber en pleine guerre ! Pourquoi vous a-t-on rappelés ?

— Je suis ici pour le découvrir, déclara Caréus.

Il cracha dans sa paume et entreprit de lisser ses cheveux.

— Quelque chose ne tourne pas rond, ajouta-t-il. Vous savez, ce don que vous avez pour sentir une attaque imminente du grand Découdre ?

— Oui.

— Moi, c’est pareil, pour les ennuis. On va en avoir sous peu. Je sens ça qui menace. Allez, venez.

Snibril descendait les rues à cheval, derrière le sergent. Tout paraissait normal. Enfin, tout correspondait à ce qu’il estimait que les choses devaient être quand tout était normal. L’endroit ressemblait à Trégon Marus, en plus grand. En beaucoup plus grand. Il essayait de ne pas se laisser distancer dans la foule qui emplissait les rues, et feignait de trouver tout cela banal.