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Là, il avait trouvé le chef des cuisiniers, un vieil ami à lui.

— Voilà Bouffu, dit-il en présentant à Snibril un énorme gaillard rougeaud, manchot, avec une cicatrice en travers du nez et un bandeau sur l’œil. Il était dans l’armée, avec moi.

— Et il était sergent, lui aussi ?

— Exact, répondit Bouffu avec un sourire.

Même sa cicatrice semblait sourire. Quand il contourna la table, Snibril constata qu’il avait une jambe de bois.

— J’ai vu le feu au cours de dizaines de campagnes, expliqua Bouffu en suivant son regard. Et puis un jour, Caréus, ici présent, m’a ramassé et m’a transporté à l’arrière des lignes, pour me mettre en sécurité, et il m’a dit : Bouffu, mon p’tit gars, t’aurais intérêt à prendre ta retraite tant qu’il reste encore de toi une quantité suffisante pour être renvoyée dans ses foyers. Content de te revoir, mon vieux.

— Il s’en passe de drôles, Bouffu, dit le sergent.

— Y a pas de doute. On a saqué les grosses légumes à tour de bras. Personne a vu l’Empereur depuis quinze jours. Il reste claquemuré dans ses appartements. On lui monte tous ses repas.

— Et ces conseillers, demanda Snibril. Que pouvez-vous nous en dire ?

— Personne les a vus, avoua Bouffu en se grattant le dos avec une écumoire. Mais j’ai-z-été là-haut une fois, avec un plateau, et ça sent…

— Le moize ? demanda Snibril.

Plusieurs marmitons s’étaient rapprochés et écoutaient la conversation avec intérêt. Ils avaient tous un air de parenté avec Bouffu. Ils n’étaient qu’une demi-douzaine, mais ils possédaient tout juste assez de jambes et de bras pour quatre personnes au total. Et tous arboraient tant de cicatrices qu’on aurait pu jouer au morpion sur leur figure.

— Exact, confirma Bouffu. Et j’ai-z-été assez souvent au contact des moizes pour savoir ce que je sens. On aime pas ça. Mais on est qu’une poignée. On aurait quelques gars avec nous…

Caréus et Snibril échangèrent un regard.

— Ils sont en place, à l’intérieur du palais, constata Snibril.

Il jeta un coup d’œil circulaire sur les marmitons. C’étaient de très solides gaillards.

— Vous étiez tous sergents, non ? demanda-t-il. Ça se devine.

— Ben, vous comprenez, expliqua Bouffu, on apprend la débrouille, quand on sergente. Comme qui dirait, lorsqu’on part en sa retraite, on s’assure qu’on se récupérera un boulot bien pépère. Au chaud toute la journée. Des repas réguliers. Les vieux sergents, ça fait son trou partout.

— Alors, tous… commença Snibril.

Il regarda l’ombre à l’extrémité de la cuisine enfumée.

— Qui est-ce ? demanda-t-il.

— Qui ça ?

Les sergents se retournèrent.

Snibril hésita.

— Il y avait une femme, là-bas, marmonna-t-il. Vêtue de blanc. Avec un animal tout blanc à ses côtés et elle disait…

Il s’interrompit.

— Y a jamais de femme en cuisine, protesta Bouffu. Pour la bonne raison que les femmes sont pas très douées pour sergenter.

Snibril s’ébroua. Il se dit qu’il avait dû rêver. Il avait eu des journées chargées…

— Sergent Caréus, pouvez-vous aller chercher l’armée ? demanda-t-il.

— Pour attaquer Uzure ?

— Pour la défendre.

— On va se battre contre qui ?

— Le temps que vous soyez de retour, j’espère bien avoir trouvé un ennemi, dit Snibril. Vous, les cuisiniers, vous êtes armés ?

Bouffu sourit. Il empoigna un grand hachoir qui reposait sur une longue table en bois, le balança au bout de son bras unique et l’abattit sur un billot. Le billot fut fendu en deux.

— Qui ça, nous ? demanda-t-il.

Les gardes à la porte du palais étaient déjà nerveux. Leur tâche ne leur plaisait guère. Mais les ordres sont les ordres, même quand on ne sait pas qui les donne exactement. Enfin, ça se passe comme ça, quand on est dumii. Si on n’obéit plus aux ordres, où va-t-on ?

Et leur nervosité augmenta encore en voyant quatre Vivants drapés de lourds manteaux se présenter devant le portail, en poussant un chariot. Un des gardes s’avança.

— Halte ! lança-t-il.

Son compagnon le poussa du coude.

— C’est des Vivants, fit-il remarquer. Je crois pas qu’on puisse demander à des Vivants de faire halte. Ils doivent avoir une bonne raison pour entrer.

— Exact, répondit un des Vivants.

Le premier garde observa, dubitatif :

— Mais y en a un qui mange un concombre…

— Faut bien que les Vivants mangent, je suppose.

— Et ils sont que quatre. Il devrait y en avoir sept, poursuivit le premier garde.

— On a été malade, expliqua un Vivant.

Un autre Vivant ajouta :

— Bien entendu, quand nous disons on, nous ne voulons pas laisser entendre…

Un Vivant lui flanqua un coup dans les côtes. Le premier garde n’avait pas l’intention d’abandonner la partie si facilement.

— J’ai comme l’impression que vous n’êtes pas vraiment des Vivants, accusa-t-il.

Le Vivant qui croquait son concombre se retourna vers lui.

— On peut le prouver, répliqua-t-il. On va prédire l’avenir.

— Ah oui ?

Le Vivant alla prendre un gourdin sur le chariot.

— Zallez vous faire assommer, poursuivit Glurk.

— Pas trop fort, conseilla Fléau en rejetant son capuchon en arrière. Il ne représente qu’une gêne. Ce n’est pas un ennemi.

Glurk matraqua le garde avec toute l’amabilité possible. Le deuxième garde entreprit de tirer son épée et d’ouvrir la bouche pour donner l’alerte, mais il sentit un objet pointu lui chatouiller le dos.

— Laisse tomber ton épée, ordonna Forficule.

— En employant l’expression laisser tomber, on veut effectivement vous demander de lâcher l’épée pour qu’elle suive une trajectoire verticale orientée vers le bas, précisa Biglechouette en trépignant sur place. Oh, qu’est-ce que je m’amuse !

Bouffu toqua à une énorme porte ouvragée. Derrière lui, deux cuisiniers poussaient un chariot. Il était de taille respectable ; une nappe blanche le drapait sur tous les côtés.

Au bout de quelques instants, un serviteur vint ouvrir la porte.

— Le souper, fit Bouffu. Je fais entrer ?

— Oh. Le cuisinier. Très bien, répondit le serviteur.

On poussa le chariot à l’intérieur. Deux gardes étaient assis sur un banc dans cette nouvelle pièce. Ils n’avaient pas précisément l’air de s’amuser.

Au-delà se dressait une nouvelle porte. Le serviteur l’ouvrit.

Derrière s’étendait une deuxième pièce. Elle était vide. Une autre porte fermée occupait le mur d’en face.

— Laissez ça là, ordonna le serviteur. Et disparaissez.

— Ouais, ouais, dit Bouffu.

Les cuisiniers poussèrent le chariot dans la deuxième salle. Puis ils la quittèrent docilement. Le serviteur referma la porte intérieure.

— Vous vous demandez jamais ce qui se passe ensuite ? demanda Bouffu.

— M’interroger sur les affaires de l’Empereur n’entre pas dans mes attributions, repartit le serviteur avec hauteur, et certes pas en compagnie d’un cuisinier.

— En réalité, poursuivit Bouffu en retirant sa haute toque de chef, chuis sergent. Vous, les p’tits gars… garde à vous !

Les deux gardes se mirent au garde-à-vous, avant même de comprendre ce qu’ils étaient en train de faire. De nouveaux cuisiniers firent irruption dans la pièce. Chacun tenait à la main un objet tranchant.

— C’est une… commença à dire le serviteur.

Soudain, il réalisa qu’il se trouvait dans une pièce occupée par une demi-douzaine de gaillards armés, qui n’étaient sans doute pas très disposés à se laisser houspiller.