— … violation des ordres reçus, acheva-t-il.
— Nous avons apporté la nourriture là-dedans. C’était ça, nos ordres, expliqua Bouffu. (Il s’approcha de la porte en claudiquant et colla son oreille unique contre le panneau.) Maintenant, on va attendre la suite des événements.
La longue nappe constituait une sorte de tente mobile.
Il entendit la porte se refermer derrière lui. Au bout d’une minute ou deux, une autre porte s’ouvrit.
Il flaira l’odeur des moizes. A vrai dire, ce n’était pas un relent particulièrement désagréable : ils sentaient comme un manteau de fourrure qu’on aurait trop longtemps oublié de brosser.
Le chariot se mit à avancer. La porte se referma, derrière lui cette fois-ci, d’une façon qu’il trouva très définitive.
Les effluves de moizes étaient suffocants. C’est alors seulement qu’il entendit les voix.
— Votre dîner, Sire.
Une voix de moize.
— J’ai pas faim !
Une voix humaine, mais geignarde, d’une façon qui laissait imaginer que son possesseur, quand il était petit, avait reçu trop de bonbons et pas assez de fessées. Ce genre de voix a l’habitude, lorsqu’on lui présente la mie, que la croûte ait été soigneusement retirée.
— Sire doit manger (la voix moize). Sinon il ne restera rien de Sire.
— Que se passe-t-il au-dehors ? Pourquoi refusez-vous de me dire ce qui se passe au-dehors ? Pourquoi est-ce que personne n’obéit quand je parle ?
Snibril crut entendre taper du pied. Il n’avait jamais pensé que les gens faisaient ça ailleurs que dans les histoires.
— La guerre civile fait rage. (Une autre voix de moize.) Vos ennemis nous cernent. Nous seuls pouvons vous protéger. Il faut nous laisser faire, Sire.
— Déchaînez contre eux le grand Découdre !
C’était l’Empereur, comprit Snibril, horrifié. Il n’y a que les gens bien élevés pour être aussi mal élevés.
— Bientôt, bientôt, comme nous l’avons fait à Périlleuse (une troisième voix moize). D’ici là, nos gens se battent farouchement pour vous. Nous devrons peut-être invoquer le grand Découdre, le temps venu.
— Je suis entouré d’ennemis ! geignit l’Empereur.
— Oui, oui, répondit une voix moize, comme on s’adresse à un bébé.
— Et tout le monde doit m’obéir !
— Mais oui, mais oui. Dans les limites du raisonnable.
— Vous savez ce qui arrive à mes ennemis, reprit l’Empereur. Ils sont bannis très loin d’ici. Dans un endroit abominable !
Il n’était pas si abominable que ça, notre village, se dit Snibril. Forficule racontait qu’il offrait tous les réconforts d’un foyer. Et moi qui me figurais que l’Empereur devait être un personnage très noble !
— Maintenant, j’ai faim. Vous avez fini de goûter mes plats ?
— Pas tout à fait, Sire.
— Mais il ne reste presque plus rien !
— Les risques de poison subsistent jusqu’à la dernière bouchée.
Snibril discerna que le propriétaire moize de cette voix s’exprimait la bouche pleine.
— Oui. Oui, bien entendu, vous avez tout à fait raison, répondit l’Empereur, mal assuré. Je n’ai jamais eu confiance en ces cuisiniers. Il leur manque beaucoup trop d’abattis. Mais quand même… une croûte, peut-être ?
— Mais très certainement, Sire. Et je pense que nous pouvons avoir confiance dans un peu de cette sauce.
Nous avons fait tout ce chemin pour défendre ça ? se dit Snibril.
Et il se demanda aussi : qu’en penserait Fléau ? Il me dirait : c’est l’Empereur, quoi qu’il puisse être par ailleurs. Il faut agir.
Bon, d’accord. Et Forficule, lui ? Il me dirait : regarde bien, observe tout et conduis une action sans précipitation fondée sur les informations collectées.
Donc, je ne serais pas tellement plus avancé.
Brocando, lui, dirait – non, il beuglerait : à l’attaque !
Glurk ne prendrait même pas le temps de beugler.
Très bien. J’espère que Bouffu est toujours derrière la porte.
Fléau jeta un coup d’œil au coin avant de faire signe aux autres.
— Ne prenez pas des allures de conspirateurs, conseilla Forficule. Déplaçons-nous comme si on avait le droit de se trouver ici, et les gardes ne feront même pas attention à nous.
— J’en ai marre de ces simagrées, déclara un Vivant de très petite taille derrière lui. Ce n’est pas comme ça que se conduit un roi.
Fléau se débarrassa de ses robes.
— Je trouve que ces gardes n’ont pas mal pris les choses, tout bien considéré.
— Tout quoi, par exemple ? demanda Glurk.
— Le fait qu’on les ait frappés. J’ai trouvé qu’ils insistaient beaucoup pour qu’on les ligote. Ils n’aimaient pas faire ce qu’on exigeait d’eux.
— Et pourtant, ils le faisaient, fit Brocando. Ils continuaient d’obéir aux ordres. C’est idiot. Où en seraient les Fulgurognes si on s’amusait à obéir tout le temps aux ordres ?
— Ils dirigeraient peut-être le Tapis ! répondit Forficule.
— Ha ! repartit Brocando. Mais l’ennui, quand on obéit aux ordres, c’est que ça tourne à la manie. Et tout dépend de la personne qui les donne.
Ils parvinrent à une nouvelle arche. Il y avait là deux nouveaux gardes. Glurk empoigna son gourdin.
— Non, dit Fléau, Laissez-moi opérer à ma façon, ce coup-ci.
Il s’avança.
— Soldats ! Têêêêête… droite ! Présenteeeeez… armes ! Très bien, très bien. Venez, vous autres…
Un des soldats parut troublé.
— Nous avons ordre de laisser passer personne, réussit-il à articuler.
— Nous sommes personne, justement, répliqua Fléau. Et je vous ai donné un ordre.
La sentinelle se mit au garde-à-vous.
— Parfaitement, mon général ! A vos ordres !
— Ne vous adressez pas à moi, je ne suis pas ici, répliqua Fléau.
La sentinelle faillit répondre, avant de se raviser et de hocher la tête.
— Excellent élément. Allez, venez.
Biglechouette tapota l’épaule de la sentinelle, en passant.
— Bien entendu, quand nous disons « personne », nous n’employons le terme que de façon figurée ou…
Forficule l’empoigna par le collet.
— Allez, dépêche-toi !
Dans la pièce, quatre moizes fixaient Snibril avec stupeur. Il y avait également un jeune homme, à peu près du même âge que lui, qui, bizarrement, réagit plus vite que les moizes. Le temps de prendre la parole, il avait dépassé l’étape de la stupeur pour aborder la colère. L’Empereur leva une main potelée et constellée de bagues.
— Ce n’est pas un cuisinier ! gémit-il. Il est intégralement présent ! Mais alors, qu’est-ce qu’il fait en ces lieux ?
Snibril lâcha sa lance et l’empoigna par la main.
— Venez avec moi, dit-il, avant d’ajouter : Sire.
Il agita son épée en direction des moizes.
— Nous sommes à quatre contre un, déclara-t-il. Ça signifie que j’ai quatre fois plus de chances de toucher l’un de vous. Qui sait sur lequel des quatre ça tombera ?
Les moizes n’avaient pas bougé. Enfin, l’un d’eux sourit. L’Empereur se débattait pour échapper à la poigne de Snibril.
— Voilà une décision fort avisée, Sire ! dit le moize souriant pour l’encourager.
— Je suis venu vous sauver ! s’indigna Snibril. Ce sont des moizes ! Ils sont en train de détruire l’Empire !
— L’Empire se porte comme un charme, rétorqua l’Empereur avec hauteur.