Snibril en fut estomaqué.
— Mais… et le grand Découdre ?
— Jornariliche et ses gens sont capables de contrôler le grand Découdre, déclara l’Empereur. Il ne s’en prend qu’à mes ennemis. N’est-ce pas ?
— Oui, sire, répondit le nommé Jornariliche.
C’était un moize de haute taille. Il ne ressemble pas à Gormaliche, se dit Snibril. Il a l’air rusé, celui-ci.
— Le grand Découdre frappe partout ! s’exclama Snibril.
— Ce qui prouve que j’ai énormément d’ennemis, en déduisit l’Empereur.
Les moizes avançaient. Brusquement, la méthode fulgurogne de calcul des rapports de forces perdit beaucoup de séduction.
— Lâchez cette épée et libérez-le, exigea Jornariliche. Sinon, nous allons invoquer le grand Découdre.
— Tout de suite ? demanda Snibril.
— Oui !
— A l’instant même ?
— Oui !
— Alors, allez-y.
— Non ! pleurnicha l’Empereur.
Snibril avait la tête parfaitement claire.
— Vous en êtes incapables, dit-il. Ils ne le peuvent pas, Sire. C’est une menace creuse. Ils en sont incapables. Ils ne sont pas différents de moi !
Maintenant qu’il avait eu le temps d’étudier les alentours, il apercevait un trou dans un coin de la grande salle. Des poils étaient coincés sur ses bords.
— Vous êtes venus de la Trame, dit-il. C’était habile. Les Dumiis obéissent aux ordres, il vous suffisait donc d’être au… au centre, à l’endroit d’où partent les ordres. Il vous suffisait de faire peur à… à cet idiot !
La colère fit virer l’Empereur à l’écarlate.
— Je vais vous faire exécut… commença-t-il.
— Oh, la ferme ! coupa Snibril.
Les moizes dégainèrent leur épée et se ruèrent sur lui. Mais se trouver à quatre contre un était en fait un désavantage ; cela signifiait que chacun devait attendre que l’un des trois autres fasse le premier pas.
Il n’y eut pas de feintes, de bottes ni de parades ; on ne voit cela que lorsque les gens se battent à l’épée pour s’amuser. Quand on se bat pour de vrai, on ressemble à deux moulins à vent avec des ailes affûtées. On cherche à infliger de vilaines estafilades à l’autre, pas à épater la galerie.
Snibril recula vers la porte, repoussant les coups de son mieux. Un des moizes cria quelque chose en son langage, et deux nouvelles têtes apparurent au bord du trou.
Snibril flanqua un coup de pied dans la porte.
— Bouffu ! Ouvre !
La porte s’ouvrit à la volée. La pièce de l’autre côté semblait vide et Snibril y entraîna l’Empereur.
Les moizes commirent l’erreur de les y poursuivre. Les cuisiniers étaient embusqués derrière les battants de la porte. Ils firent un pas en avant – une claudication, disons.
Bouffu frappa un moize sur le crâne avec une écumoire.
— Y en a sept, on est quatre, dit-il. C’est pas équilibré. Y en a trois chez nous qu’auront personne à cogner. Chopez-moi tout ça, les p’tits gars !
— Des renforts sortent par un trou dans le sol ! les alerta Snibril, qui s’accrochait toujours à l’Empereur.
— Tant mieux !
— Mais que se passe-t-il ? Pourquoi tout cela ? bafouillait l’Empereur.
Sa colère l’avait quitté, il avait peur et paraissait avoir rajeuni. Snibril faillit le plaindre.
Les cuisiniers furent déçus. La plus grosse partie des moizes détala à toute vitesse vers les appartements de l’Empereur, plongeant en désordre dans le trou, si grande était leur hâte à prendre la fuite.
L’armée culinaire de Bouffu traîna une lourde table à travers la pièce et la renversa sur l’orifice.
Bouffu s’essuya les mains sur son tablier.
— Bien, jugea-t-il. Besogne terminée.
— J’ai bien peur qu’elle ne fasse que commencer, corrigea Snibril. Il pourrait bien y en avoir des milliers là-dessous, en ce moment même…
— Tout le monde doit m’obéir ! hurla l’Empereur. C’est moi qui commande !
Les sergents se retournèrent vers lui.
— Nous devrions protéger l’Empereur, dit l’un d’eux.
— On pourrait le fourrer dans le trou avec tous ses p’tits copains, repartit Bouffu. Ils sauraient le protéger, eux.
Les petits yeux porcins de l’Empereur allèrent de Bouffu à Snibril en passant par la table, avant de reprendre le trajet inverse. Puis il beugla :
— Gardes !
La porte qui donnait sur le passage s’ouvrit bruyamment et des hommes en armes envahirent la pièce.
— Faites emprisonner ces hommes ! hurla l’Empereur.
— Vraiment ? Et pour quel motif ? s’enquit Fléau.
C’est fou la différence qu’une heure peut faire.
Ils firent entrer l’armée dans la ville. Pour couper court à toute explication, ils obtinrent un ordre direct signé de l’Empereur.
Signé de son plein gré, après que Glurk lui eut patiemment expliqué que, s’il ne le signait pas de son plein gré, il allait y avoir du grabuge.
Ensuite, se tint un conseil de guerre.
— J’ai toujours su que ça finirait comme ça, constata Fléau. Dans le temps, on élisait l’Empereur. Et le père de Targon a rendu la charge héréditaire, pour que son niais de rejeton accède au trône. Personne n’a rien trouvé à redire, ou presque ! C’est aussi lamentable que d’avoir un roi !
— Là, vous dépassez les bornes ! rugit Brocando.
— Je vous demande pardon, vous avez raison. Au moins, les Fulgurognes ont des rois depuis longtemps. Au moins, vous vous débrouillez bien, comme rois.
— Ne commencez pas à vous disputer, intervint Snibril. Nous devrions réfléchir à ce que préparent les moizes.
— Ce qu’ils font toujours, répondit Fléau. Ils attendent le grand Découdre, pour attaquer quand tout le monde sera désorganisé. Mais ici, ils ont un peu perdu patience.
— Nous pourrions avoir la chance d’être épargnés, souligna Biglechouette. Bien entendu, quand j’emploie le mot chance…
— Ça finira par arriver un jour, coupa Forficule, morose. (Il agita une carte devant lui.) Le village, Périlleuse et Uzure se situent plus ou moins sur une même ligne.
— Ça veut dire quelque chose ? demanda Snibril.
— Rien de bon, répondit Forficule. Où se trouve l’Empereur ?
— Glurk et les cuisiniers l’ont enfermé à la cuisine, expliqua Fléau. C’est la meilleure solution. On ne peut pas manger et crier en même temps. (Il baissa les yeux sur un bout de papier posé devant lui.) En comptant tous les effectifs dont nous disposons, nous avons moins de quinze cents hommes.
— Un peu moins, en fait, corrigea Forficule. On ne peut pas laisser les femmes, les enfants et les vieillards dans la ville. Souvenez-vous de Trégon Marus. Les bâtiments s’effondrent. Il faudra les évacuer, les mettre en sûreté et veiller sur eux.
— Mais non ! Armez les femmes, suggéra Brocando.
— Ne dites pas de bêtises, contra Fléau. Les femmes ne savent pas se battre.
— Les femmes fulgurognes, si.
— Ah oui ? Contre qui ?
— Contre les hommes fulgurognes.
— L’argument ne manque pas de bon sens, souligna Forficule. Ma grand-mère avait un punch digne d’un lutteur professionnel. Je crois qu’elle pourrait passer à travers un moize comme un couteau chauffé dans une motte de beurre.
— Je m’y oppose catégoriquement, protesta Fléau. Des femmes qui se battent ? Ce n’est plus de la guerre. C’est une mêlée vulgaire. Non. Je suis sérieux. Je veux que ce soit bien entendu une fois pour toutes, Votre Majesté. Les placer en sécurité, absolument… Mais pas de fantaisies. En plus, elles n’auraient pas la moindre notion de stratégie.