Les moizes contemplaient ce spectacle, abasourdis. Snibril en assomma deux avant que les autres aient le temps de réagir. Il était déjà trop tard pour eux.
Les femmes n’étaient pas les guerriers les plus efficaces que Fléau ait pu voir, mais Brocando avait consacré quelques jours à les entraîner en secret. Bouffu lui avait donné un coup de main. Elles étaient motivées. Et en définitive, ne pas avoir reçu une formation de soldats les avantageait. Les guerriers dumiis apprenaient des techniques d’escrime mécaniques et n’étaient pas au fait de ces nouvelles tactiques qu’on invente spontanément. Frapper un ennemi derrière les genoux, par exemple, et le trucider pendant qu’il tombait. Les femmes avaient des méthodes de combat plus cruelles.
Mais ça ne suffisait toujours pas.
Le cercle des défenseurs était sans cesse repoussé plus loin, jusqu’à ce que les combats se livrent à l’intérieur des ruines de la ville.
Et… ils furent vaincus. Après une valeureuse défense. Ils perdirent le combat. On ne rebâtit jamais Uzure. Il n’y eut jamais de nouvelle république. Les survivants s’enfuirent pour regagner ce qui restait de leurs maisons, et ce fut la fin de l’Histoire de la Civilisation. A jamais.
Dans le profond des poils, Culaïna la thunorgue se mouvait sans bouger. Elle traversait un futur après l’autre, et ils étaient là, presque tous identiques.
La défaite. La chute de l’Empire. La fin de ces hommes sans imagination, convaincus qu’existait une meilleure façon de régler les problèmes que la guerre. La mort de Fléau. La mort de Snibril. La mort de tout le monde. Pour rien.
Maintenant, elle se déplaçait sans courir, de plus en plus vite, à travers tous les futurs du Peut-Etre. Ils filaient autour d’elle. C’étaient tous les futurs qu’on n’écrira jamais – les futurs où les gens perdaient, où les mondes s’écroulaient, où les dernières tentatives désespérées ne suffisaient pas. Tous devaient se dérouler quelque part.
Mais pas ici, dit-elle.
Et soudain, elle en trouva un, un seul et unique. Elle fut étonnée. Normalement, les futurs se rangeaient par paquets de mille, ne différant que par d’infimes détails. Mais celui-ci était tout seul. Il existait à peine. C’est à peine s’il en avait le droit. C’était la chance contre un million pour que les défenseurs vainquent.
Elle fut fascinée. Quels êtres étranges, ces Dumiis ! Ils se croyaient aussi rationnels qu’une table, aussi pratiques qu’une pelle… Et pourtant, dans un immense monde de chaos, de ténèbres et de phénomènes qu’ils ne comprendraient jamais, ils se conduisaient comme s’ils croyaient vraiment en leurs petites inventions : la « loi », la « justice ». Et ils n’avaient pas assez d’imagination pour rendre les armes.
Etonnant qu’ils aient même eu une chance de futur.
Culaïna sourit.
Et elle alla voir ce que c’était…
Quand on regarde quelque chose, on le change…
Les moizes battirent une nouvelle fois en retraite, mais seulement pour se regrouper. Après tout, les Dumiis ne pouvaient plus aller nulle part. Et Snibril estima que Jornariliche était du genre qui se complairait à les imaginer en train d’attendre, de se demander comment tout allait finir.
Il trouva Glurk et Fléau affalés contre un mur en ruine, épuisés. Trois femmes dumiies les accompagnaient ; l’une d’entre elles bandait une blessure sur le bras de Glurk avec les lambeaux de ce qui avait été une jolie robe.
— Eh bien, constata ce dernier. Au moins, ils pourront dire que nous ne nous sommes pas rendus sans combattre… Aïeuuuu !
— Mais arrêtez donc de vous agiter ! lui intima la femme.
Fléau fit remarquer :
— Je ne crois pas que l’Histoire intéresse beaucoup les moizes. Après ceci, il n’y aura plus de livres. Plus d’Histoire. Plus de livres d’Histoire.
— D’une certaine façon, c’est ça, le pire, acquiesça Snibril.
— Excusez-moi, fit une de femmes. Euh… Je suis Dame Cériline Vortex. La veuve de feu le major Vortex ?
— Je me souviens de lui. Un soldat très honorable, dit Fléau.
— J’aimerais simplement dire que la fin des livres d’Histoire n’est pas ce qui peut arriver de pire, jeune homme. Le pire, c’est probablement de mourir, reprit Dame Vortex. L’Histoire se débrouillera bien toute seule.
— C’est certain, nous vous sommes, euh… infiniment reconnaissants de votre assistance, déclara Fléau, un peu embarrassé.
— Ce n’est pas de l’assistance, c’est de la participation, corrigea vertement Dame Vortex.
Partout dans les ruines d’Uzure, les gens s’asseyaient par petits groupes ou s’occupaient des blessés. Deux pones avaient été tuées. Pour elles, en tout cas, le décompte des effectifs était facile à faire. Snibril n’avait plus vu Brocando ou Forficule depuis longtemps.
Il y eut des mouvements chez l’ennemi.
Snibril poussa un soupir.
— Les revoilà, dit-il en se remettant debout.
— L’Histoire, hein ? ajouta Glurk en s’emparant de sa lance. Le glorieux dernier carré.
Dame Vortex ramassa une épée par terre. Elle était toute frémissante de fureur.
— Dernier ? C’est ce que nous allons voir, dit-elle sur un ton qui laissa penser à Snibril que le moize qui s’attaquerait à elle allait passer un très vilain quart d’heure.
Elle se retourna vers Fléau.
— Et quand tout ceci sera terminé, jeune homme, il va falloir que nous ayons un entretien sérieux. Si nous devons nous battre, il faudra que nous ayons aussi droit à notre part du futur…
Les moizes lancèrent la charge.
Mais elle semblait manquer de conviction. Ceux de la première ligne continuaient à avancer, mais graduellement ceux qui les suivaient ralentirent. Ils poussaient des exclamations et regardaient en direction des poils. En quelques secondes, leur confusion avait engendré une véritable pagaille.
— Pourquoi s’arrêtent-ils ? s’étonna Glurk.
Snibril plissa les yeux pour mieux inspecter les ombres entre les poils.
— Il y a… quelque chose par là-bas… dit-il.
— Encore des moizes ?
— Je ne distingue pas bien… Ils sont en train de se battre… Minute… (Il cligna des yeux.) Ce sont des Vivants. Des milliers et des milliers de Vivants ! Ils attaquent les moizes !
Fléau se retourna vers les défenseurs.
— Alors, nous avons le choix, déclara-t-il. Chargez !
Pris entre deux armées, les moizes n’avaient même plus une chance sur un million. Et les Vivants se battaient comme des fous furieux… Pire, ils se battaient comme des gens sensés, avec les meilleures armes qu’ils avaient pu fabriquer, taillant, tranchant. Comme des chirurgiens, raconta Forficule, plus tard. Ou comme des gens qui avaient compris que le meilleur futur, c’est encore celui qu’on se forge soi-même.
Après, ils apprirent qu’Athan le Vivant avait péri pendant la bataille. Mais au moins ne l’avait-il pas su d’avance. Les Vivants communiquent de façon étrange à travers le Tapis tout entier, et ses idées nouvelles avaient couru d’un Vivant à l’autre comme une traînée de poudre : vous n’êtes pas forcés d’accepter, vous pouvez changer ce qui va se passer.
Cette idée ne leur était encore jamais venue à l’esprit.
Et là, enfin, tout fut terminé.
Nul ne retrouva l’Empereur. On ne chercha pas beaucoup. Tacitement, tout le monde sembla tenir pour établi que les décisions seraient désormais prises par Fléau.
Tout ne s’achève pas sur cette victoire, se dit Snibril. C’est à la fin de la bataille que les problèmes commencent, que vous ayez gagné ou perdu. Il y a des milliers de gens qui n’ont à manger que pour une journée et qui se retrouvent sans logis. Et il reste encore des moizes en liberté – encore que j’aie l’impression qu’ils garderont leurs distances quelque temps. Et l’Empire est en pièces. Et il faut encore résoudre le problème de la Terre de la Grand-Porte.