D’un seul coup, toutes les disputes cessèrent. Les Munrungues avaient coutume de voyager, comme certains le rappelèrent brusquement. Ils se déplaçaient à peu près tous les ans, pour trouver de meilleurs territoires de chasse. Ce genre de déplacement, ça faisait bien plusieurs mois qu’ils l’envisageaient. On ne pouvait pas prétendre qu’ils fuyaient, tout le monde était bien d’accord sur ce point. Ils s’éloignaient. D’un pas très posé, d’ailleurs.
Avant le milieu de l’après-midi, la zone enclose par la palissade fut bondée de chariots, de bétail et de gens chargés de meubles. Maintenant, le tohu-bohu s’était apaisé, et tout le monde attendait Glurk. Il avait le plus beau chariot, un héritage de famille, avec un toit bombé couvert de fourrure. Il fallait quatre poneys pour le tirer ; les huttes étaient conçues pour durer un an ou deux, mais on se transmettait les chariots de génération en génération.
Derrière le chariot, patientait une file de poneys de bât, chargés de la fortune en fourrures des Orkson. Ensuite venaient les chariots de la tribu. Aucun n’était aussi somptueux que celui des Orkson, encore que certains l’égalassent presque. Derrière eux, on apercevait les charrettes à bras, plus pauvres, et les familles qui ne pouvaient s’offrir qu’un seul poney et des parts, par tiers, dans le bétail. Et ceux qui allaient à pied fermaient la marche. Snibril eut l’impression que les gens qui transportaient toutes leurs possessions matérielles d’une seule main paraissaient un peu plus sereins que ceux qui abandonnaient la moitié des leurs derrière eux.
Maintenant, il ne manquait plus que Forficule. Où était-il passé ?
— Il n’est pas là ? trancha Glurk. Bon, il sait que nous partons. Il nous rejoindra. Je ne crois pas qu’il veuille qu’on l’attende.
— Je pars en éclaireur pour le trouver, trancha Snibril à son tour.
Glurk ouvrit la bouche pour donner un conseil à son frère, avant de se raviser.
— Très bien, dis-lui qu’on se dirigera vers Bout Brûlé, en suivant les vieilles pistes. On peut y organiser facilement une défense, si besoin est.
Glurk attendit que le dernier traînard ait quitté l’enclos, puis il tira le portail. N’importe qui pouvait s’introduire par les brèches de la palissade, mais Glurk estimait quand même de son devoir de fermer les portes. C’était plus… convenable. Ça laissait supposer qu’ils reviendraient peut-être un jour.
Snibril remonta la route au trot, en tête de file. Il chevauchait sa blanche monture avec une certaine inexpérience, mais beaucoup de détermination. Il l’avait baptisée Roland, du nom d’un de ses oncles. Personne ne discuta son droit à la nommer ni à la conserver. Les Munrungues observaient généralement les lois dumiies, mais « je l’ai trouvé, je le garde » restait une des plus vieilles règles en exercice.
Au bout d’une certaine distance, il abandonna la route. Bientôt, la blanche falaise de la Muraille en Bois s’éleva au-dessus des poils, éblouissante. L’épaisse poussière qui régnait partout amortissait le bruit des sabots de Roland, et le Tapis se fit plus dru. Snibril sentait son immensité s’étendre partout autour de lui, par-delà les plus vastes limites de l’Empire. Et si la route dumiie conduisait à des lieux lointains, jusqu’où pouvait mener cette vieille piste ?
Il restait assis à l’observer, parfois, quand la nuit était calme. Les Munrungues bougeaient beaucoup, mais toujours dans la même région. Toujours à proximité de la route. Forficule évoquait des endroits comme Carpette, l’Atre ou le Bord. Des lieux lointains aux noms exotiques. Forficule avait tout visité, il avait contemplé des choses que Snibril ne verrait jamais. Il racontait de magnifiques histoires.
Plusieurs fois, Snibril crut entendre des sabots, pas loin. A moins que ce ne soient des pattes noires ? Roland avait sans doute dû les entendre, lui aussi, car il avançait d’une démarche sèche, toujours à la limite du petit trot.
Ici, la poussière s’était accumulée entre les poils, donnant naissance à de profondes cuvettes où herbes et fougères poussaient dru, alourdissant l’atmosphère de leurs arômes. Le sentier sembla un moment s’engourdir et sinuer sans but précis entre les cuvettes. Il déboucha sur une clairière voisine de la face sud de la Muraille en Bois.
Elle était tombée du ciel, des années et des années auparavant. Elle mesurait une journée de marche en longueur, et une bonne heure de marche en largeur. Une moitié en était brûlée – calcinée d’incroyable façon. Forficule disait qu’il en existait une ou deux autres, ailleurs, dans les vastes étendues du Tapis, mais pour les désigner, il employait le vocable dumii : allumette.
Forficule vivait dans une hutte aux abords de l’ancienne carrière de bois. Plusieurs pots traînaient autour de la porte. Quelques chèvres étiques, à demi sauvages, libérèrent le chemin quand Roland arriva dans la clairière. Forficule était absent. Son petit poney également.
Mais une peau de snargue fraîchement tannée était accrochée près de la caverne. Et quelqu’un était couché sur un tas de fougères auprès d’un petit feu, son chapeau rabattu sur le visage. C’était un couvre-chef de haute taille, peut-être de teinte bleue autrefois, mais que le Temps avait changé en une informe besace de feutre qui avait à peu près la couleur de la fumée.
On aurait dit que ses vêtements s’étaient lovés autour de lui pour se réchauffer. Un manteau brun en loques était roulé sous sa tête en guise d’oreiller.
Snibril abandonna Roland à l’ombre d’un poil et tira son coutelas. Il avança à pas de loup vers le dormeur et s’apprêtait à soulever le rebord du chapeau avec la pointe de son arme.
Il y eut un mouvement difficile à suivre. A la fin, Snibril se retrouva couché sur le dos, son propre couteau appuyé contre sa gorge, le visage hâlé de l’étranger à quelques pouces du sien.
Les yeux s’ouvrirent. Il se réveille, pensa Snibril malgré sa terreur. Il a commencé à agir alors qu’il dormait encore !
— Hmm ? Oh, un Munrungue, marmonna l’étranger, en partie pour lui-même. Inoffensif !
Il se releva.
La hâte de Snibril à prendre la mouche était telle qu’il en oublia sa frayeur.
— Inoffensif ? !
— En tout cas, comparé à ce genre de bestiole, répondit l’étranger en indiquant la peau. Forficule m’avait dit que je risquais d’avoir la visite de l’un d’entre vous.
— Où est-il ?
— En route pour Trégon Marus. Il ne devrait pas tarder à rentrer.
— Et vous, qui êtes-vous ?
— Je réponds au nom de Fléau.
Il était rasé de près, une mode peu répandue, à part chez les jeunes Dumiis, et ses cheveux d’or roux étaient tressés en une natte qui lui pendait dans le dos. Bien qu’il ne semblât guère plus âgé que Snibril, son visage était dur et ridé, sauf autour de son sourire. A sa ceinture pendait une courte épée, une arme d’aspect farouche, et il y avait une lance à côté de son paquetage.
— Je suivais des moizes, dit-il.
Puis il remarqua l’absence d’expression sur le visage de Snibril.
— Des créatures, précisa-t-il. Elles sont originaires des régions non balayées. Elles sont coriaces. Elles se déplacent sur ce genre de bestiole.
De nouveau, il désigna la peau.
— Vous n’avez pas eu peur des yeux ?
Fléau éclata de rire et leva sa lance.
Tout d’un coup, Forficule se dirigea vers eux, entrant dans la clairière, ses longues jambes frôlant le sol de part et d’autre de son poney. Le vieil homme ne manifesta pas la moindre surprise en constatant la présence de Snibril.