— Trégon Marus est tombée, annonça-t-il lentement.
Fléau poussa un gémissement.
— Non, tombée, littéralement, reprit Forficule. Ecroulée. Temples, fortifications, tout. Et les ruines sont infestées de snargues. Le grand Découdre a broyé la ville. Elle s’est retrouvée à l’épicentre – en plein dessous, précisa-t-il sur un ton las. La journée a été longue et éprouvante. Où est partie la tribu ? A Bout Brûlé ? Bonne idée. On peut aisément y organiser la défense. Venez.
Fléau possédait un poney qui broutait entre les poils. Ils se mirent en route en longeant la falaise de bois.
— Mais c’est quoi, le grand Découdre ? demanda Snibril. Je me souviens des histoires que tu racontais sur les temps anciens… Mais ça se passait il y a longtemps. Un genre de monstre. Il n’existait pas vraiment.
— Les moizes le révèrent, déclara Fléau. Je suis… assez expert sur ce sujet.
Snibril parut interloqué. Les Munrungues n’avaient pas de dieux. La vie était déjà assez compliquée comme ça.
— J’ai quelques théories là-dessus, expliqua Forficule. J’ai lu de vieux grimoires. Oublie les histoires. Ce ne sont que des métaphores.
— Des mensonges rendus intéressants, traduisit Fléau.
— Disons plutôt… une façon de dire les choses sans devoir se lancer dans de longues explications, amenda Forficule. Le grand Découdre est une espèce de puissance supérieure. Je crois qu’il y avait des peuples qui en savaient davantage. De vieilles histoires parlent d’anciennes villes qui ont brutalement disparu. Ce ne sont plus que des légendes. Ah, on oublie tant de choses. On les écrit et on les perd.
Les petits chemins qui couraient à travers tout le Tapis ne progressaient pas en droite ligne, comme la route ; ils sinuaient entre les poils à la façon des serpents. Les voyageurs qui les empruntaient, et ils n’étaient pas nombreux, y croisaient rarement quelqu’un d’autre. Pourtant, la végétation n’effaçait jamais leur tracé. Selon les Dumiis, ils avaient été dessinés par Péloun, dieu des voyages. Pour leur part, les Munrungues estimaient que le Tapis les avait sécrétés lui-même de façon inconnue, mais ils ne le disaient jamais en présence des Dumiis. S’ils ne possédaient pas eux-mêmes de dieux, ils restaient polis envers ceux qui appartenaient aux autres peuples.
Sous l’escarpement calciné de la Muraille en Bois baptisé le Bout Brûlé, la piste bifurquait en direction de l’ouest et du nord. Glurk fit arrêter son chariot et leva les yeux vers les hauteurs noires et carbonisées. Un instant, il crut discerner un mouvement dans les hauteurs. Il huma l’air.
— J’ai un mauvais pressentiment, confia-t-il à son épouse. On va attendre Snibril.
Il sauta à bas du chariot et remonta la piste. Là, encore une fois, quelque chose qui se dissimulait… Non, juste une ombre. Glurk flaira à nouveau l’air, avant de s’ébrouer. Sursauter face à quelques ombres n’était pas l’attitude d’un chef. Il plaça les mains autour de sa bouche, en cornet.
— Faites le cercle avec les chariots, beugla-t-il. On va dresser le camp ici.
Si l’on arrivait à tolérer les cendres et l’aspect lugubre du lieu, Bout Brûlé était un endroit sûr. Les poils s’étaient brisés quand la Muraille en Bois était tombée sur le Tapis, si bien que d’éventuels assaillants ne pourraient pas bénéficier du couvert. Et la grande falaise lisse et blanche qui occupait un côté réduisait les risques d’attaque. Mais l’atmosphère du lieu était troublante. Glurk houspilla la tribu jusqu’à ce que les chariots aient mis en place un rempart, les poneys et le bétail parqués à l’intérieur. Il ordonna qu’une sentinelle armée monte la garde sur le toit de chaque chariot, et fit allumer des feux de camp par les autres, afin de préparer leur halte de la nuit.
Tiens-les occupés. C’était une des trois règles cardinales du chef, que le vieux Grimm lui avait transmises. Agis avec confiance, ne dis jamais « je sais pas » et, quand tout le reste a échoué, tiens-les occupés. Il avait déjà chassé dans la région du Bout Brûlé, et le silence de mort qui régnait autour du bois carbonisé pouvait être oppressant dans les meilleures circonstances. Il y avait une seule conduite à adopter : travailler, rire bruyamment, chanter, faire quelques exercices d’entraînement avec les lances, avant que tout le monde ne laisse ses craintes prendre le dessus.
Les feux du repas montèrent vite dans l’enceinte. Glurk escalada son chariot et observa la piste derrière eux. Le feu attirait l’attention de… créatures. Pourtant, il n’y avait rien de tel pour ragaillardir les cœurs, et un repas chaud opérait des miracles sur le courage. Il y avait des snargues par là ? Eh bien, ils pouvaient se charger de quelques snargues. Ces sales froussardes leur avaient toujours rôdé autour. Elles avaient juste assez de cervelle pour savoir qu’on ne doit pas attaquer un village. Elles préféraient s’en prendre aux voyageurs isolés, si le rapport des forces les favorisait suffisamment. Glurk n’appréciait pas de voir cette nouvelle tournure des choses.
Au bout d’un moment, Glurk descendit du toit et prit son couteau de chasse sous le siège. Taillée dans un fémur de snargue, l’arme valait bien une épée, en cas de besoin. Il la passa à sa ceinture et accepta le bol de soupe que lui tendait son épouse.
La nuit s’avança, les gardes dodelinaient de la tête. En dehors de la zone de lumière, des ombres plus denses progressèrent à pas feutrés entre les poils… et il sembla qu’autour du cercle lumineux s’était constitué un cercle de ténèbres.
Ils attaquèrent au sud du cercle. Un hurlement s’éleva. Puis un chariot tangua. Un garde bondit à terre pour sauver sa vie. C’était Gurth, l’aîné de Glurk.
— Aux armes ! Aux armes ! Tenez bon le cercle ! cria Glurk, qui sauta par-dessus le feu, une lance dans chaque main.
Il en projeta une tout en courant et l’entendit frapper sa cible.
Ce n’étaient pas les snargues dont il avait l’habitude, souffla dans son cerveau une voix qui le glaça. Elles osaient attaquer et elles portaient des hommes sur leur dos ou, du moins, des créatures qui ressemblaient à des hommes, avec des yeux verts et de longs crocs. Glurk hésita un instant, et une flèche lui frôla le bras.
Les chevaux hurlèrent, arrachèrent du sol les piquets qui les retenaient, et se ruèrent, emballés, sur les gens qui couraient.
Glurk vit un autre chariot renversé et, soudain, au-dessus de lui, se dressa une snargue portant un collier luisant. Un rugissement, un choc, et… les ténèbres engloutirent son bras pour tomber comme la nuit sur son esprit.
Les feux de camp guidaient le trio qui menait ses montures le long du sentier caché.
— Nous devrions nous diriger vers l’intérieur de l’Empire, disait Forficule. Les créatures n’y seront pas…
Il s’arrêta. Fléau tira son épée. Il mit pied à terre en silence et s’avança prudemment. De sa main libre, il indiqua à Forficule qu’il devait continuer à parler.
— En plus, bien sûr, Uzure est très agréable à cette époque de l’année, se hâta de poursuivre Forficule. On y trouve une foule de petites rues et de sites hist…
— Tu connais Fléau depuis longtemps ? demanda Snibril en observant l’étranger qui ouvrait la voie avec vigilance.
— C’est un vieil ami.
— Mais qui est…
Fléau fit un pas en avant, puis se retourna brusquement et son épée s’abattit en sifflant dans les ombres qui bordaient le sentier. On entendit un grognement, et un corps s’écroula sans bruit en travers du chemin, une grossière épée noire lui tombant des mains.
Snibril eut un hoquet et recula. La silhouette portait une armure de cuir noir, ornée d’anneaux d’os. Au premier coup d’œil, la forme était humaine, mais quand Snibril s’approcha, il distingua sa fourrure et ses pattes velues, et un long museau de bête.