— Pourquoi ?
— Pour prouver qu’ils en étaient capables. C’est du mysticisme. Bien entendu, ça se passait il y a très longtemps. Je n’ai pas revu de Vivants depuis des années. Et voilà maintenant que ces… créatures se servent de leurs ceintures en guise de collier. On a tant perdu. On a trop écrit de choses et on a tout oublié. (Il secoua la tête.) Je vais aller faire un petit somme. Réveillez-moi au moment de partir.
Il se dirigea vers un des chariots et rabattit une couverture sur sa tête.
— Que voulait-il dire par là ? demanda Snibril.
— Un somme ? répondit Fléau. C’est un sommeil de courte durée.
— Non, je parlais de son on a écrit trop de choses. Qui a trop écrit ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Pour la première fois depuis que Snibril le connaissait, Fléau parut mal à l’aise.
— C’est à lui de te raconter tout ça, répondit-il. Tout le monde a… des souvenirs personnels.
Snibril le regarda flatter le museau de Roland avec une expression distraite. Qui était Fléau, quand on allait au fond des choses ? Il semblait susciter des sentiments difficiles à identifier. Il ressemblait à un sauvage, mais quelque chose en lui… Snibril avait l’impression que, si on dotait de bras et de jambes une marmite sur le point de bouillir, elle ressemblerait à Fléau. Tous ses mouvements étaient pesés et calculés, comme s’il les avait tout d’abord répétés. Snibril n’était pas certain que Fléau fût un ami. Mais il l’espérait bien. L’homme ferait un formidable ennemi.
Il se recoucha, la ceinture sur les genoux, et songea aux Vivants. Il finit par s’endormir. Du moins eut-il l’impression de dormir ; en apparence, il continuait à entendre les bruits du camp autour de lui et à distinguer le profil de Bout Brûlé de l’autre côté de la clairière. Mais plus tard, il se posa des questions. On aurait dit un rêve. Il vit le Tapis, dans une petite image que brouillait l’air chargé de fumée. Snibril volait à travers les poils, loin au-dessus de la poussière. La nuit était très sombre alors que, assez bizarrement, il y voyait de façon parfaite. Il flotta au-dessus de troupeaux en pacage, d’un groupe de silhouettes encapuchonnées poussant leur chariot (des Vivants !), d’un village endormi… Et soudain, comme s’il avait été attiré par cet endroit précis, il distingua une minuscule silhouette qui cheminait entre les poils. Tandis qu’il descendait lentement jusqu’à la hauteur de la forme, elle devint un individu entièrement vêtu de blanc. Tout ce qu’il portait était blanc. Le personnage se retourna et leva les yeux vers lui, la première créature à sembler s’apercevoir de sa présence… Et Snibril s’engloutit dans ces yeux pâles et attentifs…
Il s’éveilla en sursaut. L’image se dissipa, tandis qu’il se redressait, serrant à deux mains les sept carrés.
Peu après, ils levèrent le camp. Forficule pilotait le chariot de tête.
Glurk reposait à l’intérieur, pâle et commotionné, mais assez fort pour pousser des jurons bien sentis chaque fois qu’ils roulaient sur une bosse. Parfois, le grand Découdre grondait au loin, vers le sud.
Fléau et Snibril, qui portait désormais la ceinture autour de la taille, ouvraient la voie.
Le Tapis changea de couleur. La chose n’avait rien d’inhabituel en soi. Autour de la Muraille en Bois, les poils étaient vert émeraude et gris. Mais à l’ouest, à Trégon Marus, ils étaient d’un bleu pâle et poudreux. Ici, le vert cédait le pas au jaune, et les poils eux-mêmes étaient plus épais, tordus. Certains portaient des fruits, de grosses balles hérissées de piquants qui poussaient directement sur le tronc du poil.
Fléau en fendit un de son couteau, pour montrer à Snibril l’épais sirop sucré.
Plus tard, ils cheminèrent au-dessous d’une espèce d’édifice perché dans les hauteurs des poils. Des créatures zébrées les observaient de leur vertigineux point de vue, bourdonnant avec colère au passage des chariots.
— Ce sont des hymétores, leur lança Forficule, tandis que le zonzonnement vibrait au-dessus de leur tête. Ne faites pas attention ! Elles sont plutôt inoffensives quand on les laisse tranquilles, mais si elles croient que vous en voulez à leur miel, elles vous piqueront !
— Elles sont intelligentes ? s’enquit Snibril.
— Collectivement, oui. Individuellement, elles sont stupides. Ha ! Tout le contraire de nous, en fait. Tant que j’y pense, leurs dards sont mortels.
Après cela, plus personne ne se risqua à seulement regarder une balle de sirop, et Fléau passa une grande partie du temps le nez en l’air, la main sur son épée.
Au bout d’un certain temps, ils parvinrent en un point où deux pistes se croisaient. Un tumulus de sable marquait le carrefour. Assis sur l’éminence, leurs bagages à leurs pieds, étaient assis un homme et une femme d’aspect pitoyable. Comparés à leur vêture, les haillons propres de Fléau ressemblaient aux robes de l’Empereur.
Ils grignotaient du fromage. Le couple commença à reculer quand Fléau et Snibril s’approchèrent d’eux, avant de se rassurer.
L’homme voulait dire quelque chose. Les mots semblaient s’être accumulés en lui.
— Je me nomme Cadmus Cadmès, dit-il. J’étais abatteur de poil pour la scierie de Marus, par là-bas. Je le suis toujours, je suppose, si quelqu’un veut me prendre à son service. Hein ? Oh. J’étais parti marquer les poils à couper, et Lydia, ici présente, m’avait apporté mon dîner, et puis on a eu la sensation d’un poids et puis…
Et puis il en était arrivé à un stade où les mots, insuffisants, devaient être remplacés par des moulinets de bras et une expression de terreur extrême.
— Quand nous sommes rentrés, je ne crois pas qu’il restait un mètre de maçonnerie encore debout. Les maisons se sont effondrées d’elles-mêmes. On a fait tout ce qu’on a pu, mais… Ceux qui en étaient capables ont décampé. On ne peut pas reconstruire quand il ne reste que ça. Après, on a entendu des espèces de loups et… on a détalé.
Il accepta le morceau de venaison que lui offrait Snibril et tous deux le dévorèrent voracement.
— Et personne d’autre n’en a réchappé ? demanda Snibril.
— Réchappé ? Réchapper à quoi ? Ceux qui étaient en dehors des remparts, ça se peut. Barlène Corronson a voyagé en notre compagnie jusqu’à hier. Mais il a voulu voler le sirop des bestioles qui bourdonnent, et elles l’ont eu. Maintenant, on se dirige vers l’est. J’ai de la famille par là-bas. Enfin, j’espère.
Ils leur donnèrent des vêtements neufs et des besaces pleines, et prirent congé d’eux. Le couple se hâta, presque aussi effrayé par les Munrungues que par les autres terreurs brutales du Tapis.
— Tout le monde a déguerpi, fit remarquer Snibril. Nous fuyons tous.
— Oui, fit Fléau en considérant le chemin de l’ouest avec une curieuse expression. Même eux.
Il tendit le doigt. Remontant lentement le sentier, approchait une lourde charrette remorquée par une file de silhouettes ployées et titubantes.
4
— Des Vivants, expliqua Fléau. Ne leur adresse pas la parole, sauf s’ils engagent le dialogue.
— Je les ai vus en rêve, la nuit dernière… commença Snibril.
Forficule ne manifesta aucune surprise.
— Tu portes une de leurs ceintures. Tu sais ce qu’on dit, quand on travaille vraiment sérieusement à quelque chose ? Qu’on y met un peu de soi. Avec eux, c’est littéral.
Snibril détacha la ceinture de sa tunique et, sans bien comprendre la raison de son geste, la glissa dans son paquetage.