« Voilà notre gouvernement rempli par les philosophes, dit-on.
« C’est le règne de la vertu, de l’amour du bien public, de la liberté, le règne des Platon et des Socrate. »
« Un jour pur nous vient », dit d’Alembert, maître d’œuvre de l’Encyclopédie.
Louis XVI se laisse entraîner par le mouvement.
Il impose les édits de Turgot, au Parlement hostile, à ceux que les philosophes appellent les « fripons », les « reptiles », les « talons rouges », les « bonnets carrés ».
Et en même temps Louis XVI s’inquiète.
Au moment même où il paraît le plus fidèle soutien de Turgot, il s’en écarte.
Turgot lui semble ne pas avoir compris ce que signifie pour le roi le sacre de Reims, la nécessité pour le souverain de respecter les « lois fondamentales » du royaume, qui ne sont pas du même ordre que celles élaborées par une Assemblée nationale et rassemblées dans une Constitution.
Le roi précise :
« On ne doit pas faire des entreprises dangereuses si on n’en voit pas le bout. »
Turgot l’irrite avec cette assurance, cette certitude qu’il a raison en tout.
Une lettre, ouverte par le « cabinet noir », adressée à Turgot par l’un de ses amis, a choqué le roi.
« Je ne croyais pas le roi aussi borné que vous me le représentez », écrit le correspondant du contrôleur général des Finances.
Cela blesse Louis, comme ces libelles qui paraissent, et se moquent de lui qui ne voit pas que l’intention de Turgot est de supprimer la royauté. Louis serait ce roi
Qui se croyant un abus
Ne voudra plus l’être.
Ah qu’il faut aimer le bien
Pour, de Roi, n’être plus rien !
Cette Prophétie turgotine, ainsi que s’intitule ce texte, l’irrite, exacerbe l’inquiétude qu’il a d’être emporté plus loin qu’il ne veut aller et d’être ainsi dupe de ce « parti philosophique », hostile à la monarchie de droit divin, au sacre qui fait obligation au roi, par ses serments devant Dieu et l’Église, de défendre les lois fondamentales du royaume, donc la foi catholique, qui n’est pour les libertins que « l’infâme » qu’il faut écraser.
Louis est sensible au Mémoire que lui remettent les évêques, réunis en assemblée et qui l’invitent à « fermer la bouche à l’erreur ».
« On essaiera en vain, lit-il dans ce Mémoire, d’en imposer à Votre Majesté sous de spécieux prétextes de liberté de conscience… Vous réprouverez ces conseils d’une fausse paix, ces systèmes d’un tolérantisme capable d’ébranler le trône et de plonger la France dans les plus grands malheurs… Ordonnez qu’on dissipe les assemblées schismatiques, excluez les “sectaires”, sans distinction, de toutes les branches de l’administration publique… »
Il relit.
Il veut être le roi sage et mesuré. Il ne veut céder ni aux philosophes ni aux dévots.
Mais Louis a l’impression, angoissante, et qu’il avait crue effacée par le sacre et l’euphorie qui avait suivi, que tout glisse entre ses mains, qu’il subit plus qu’il n’ordonne ou approuve.
Il avait voulu et avait cru faire l’unanimité de ses sujets autour de sa personne et de sa politique, et voici, au contraire, que de la Cour et des salons aux villes et aux villages, et dans les parlements, et au sein même du gouvernement, elles divisent, qu’il a le sentiment de se trouver face à un choix majeur, qui va orienter tout le règne et décider de son sort.
Les réformes de Turgot suscitent des troubles.
Des paysans s’en prennent aux châteaux, aux riches propriétaires puisque l’édit sur la corvée impose aux privilégiés de payer et de ne plus exiger un travail d’entretien de la voirie. Et que certains refusent de l’appliquer.
La réorganisation par Turgot des messageries, la mise en circulation de berlines légères et rapides – les turgotines –, l’installation de nombreux relais de poste entraînent le renvoi de plusieurs milliers d’employés.
On attaque Turgot :
Ministre ivre d’orgueil tranchant du souverain
Toi qui sans t’émouvoir, fais tant de misérables
Puisse ta poste absurde aller un si grand train
Qu’elle te mène à tous les diables !
De leur côté, les artisans se plaignent que leurs compagnons les quittent, créent, au nom de l’édit sur les jurandes, des commerces concurrents.
Réformer, c’est donc, au nom de la liberté et de l’égalité, mécontenter presque tous les sujets du royaume.
Pour les uns, Turgot ne va pas jusqu’au bout de ce qui est nécessaire.
Pour les autres, il va trop loin.
Louis entend les récriminations de ses frères, le comte de Provence et le comte d’Artois, et celles de la reine, que son entourage dresse contre ce Turgot qu’elle voudrait, dit-elle, voir envoyer à la Bastille.
Ne s’en est-il pas pris au comte de Guines, contraint de quitter son ambassade à Londres, et dont elle obtient, camouflet pour Turgot, qu’il soit fait duc ?
Louis a donc cédé, même s’il se méfie des intrigues de Marie-Antoinette.
Il s’inquiète de la réputation de la reine qui, dans l’hiver 1776, entraîne ses courtisans au milieu de la nuit, à parcourir en traîneaux, éclairés par des torches, les rues de Paris enneigées.
Puis, c’est souper, bal, fête, dépenses.
Le roi l’interroge :
« On vous a bien applaudie à Paris ?
« Non, cela a été froid.
« C’est qu’apparemment, Madame, vous n’aviez point assez de plumes.
« Je voudrais vous y voir, Sire, avec votre Saint-Germain et votre Turgot. »
Car la reine désormais se pique de « faire et défaire les ministres ».
Elle s’est rapprochée de Maurepas. Le mentor de Louis XVI est jaloux de Turgot. C’est donc un allié.
« C’est, dit-elle, pour le bien de l’État, pour le bien du roi et par conséquent pour le mien. »
Malesherbes, conscient de l’opposition de la reine, démissionnera. Louis se défie d’elle, mais elle est obstinée, entourée de confidents intéressés, tous hostiles à Turgot, aux réformes, tous défenseurs des privilèges dont ils bénéficient.
Même l’ambassadeur d’Autriche s’inquiète. Il écrit à l’impératrice Marie-Thérèse, qui suit, jour après jour, les manœuvres de sa fille :
« On parvient à piquer son amour-propre, à l’irriter, à noircir ceux qui pour le bien de la chose veulent résister à ses volontés. Tout cela s’opère pendant les courses et autres parties de plaisir. »
Comment Louis pourrait-il résister à la coalition qui rassemble la reine et le comte d’Artois, les évêques et Maurepas, les parlementaires et les maîtres des jurandes et des corporations ?
Le roi tente de fuir pour ne pas avoir à trancher, à choisir.
Il chasse avec une énergie et une violence redoublées. Il active sa forge. Il frappe le métal. Mais la tension autour de lui augmente.
Maurepas le harcèle, veut obtenir le renvoi de Turgot, qui selon le mentor mène le royaume à l’abîme, et qui, de fait, est devenu le premier des ministres.
La reine redouble les avertissements de Maurepas, dépose devant Louis ce pamphlet, intitulé Les Mannequins, inspiré, dit-on, par son frère le comte de
Provence, et qui montre le Roi mannequin entre les mains d’un certain « Togur »…
Les blessures d’amour-propre de Louis s’aggravent.
Elles sont d’autant plus insupportables que Louis ne se reconnaît pas dans les idées de Turgot.
Il est le roi de droit divin et c’est à lui seul de définir ce qu’il entend par égalité, liberté, tolérance, et cela ne relève pas de la décision d’une Assemblée, fût-elle nationale, ou bien de philosophes qui récusent l’Église.