Quand Turgot, au Conseil, formule cette maxime : « Les dépenses du gouvernement ayant pour objet l’intérêt de tous, tous y doivent contribuer, et plus on jouit des avantages de la société plus on doit se tenir honoré d’en partager les charges », le roi comprend que la politique de Turgot est grosse d’un changement radical dans les lois fondamentales du royaume.
Et surtout il sait qu’elle dressera contre elle les parlements, tous les privilégiés, les évêques, et donc la Cour, et naturellement la reine.
Il ne veut pas, il ne peut pas se laisser entraîner dans une opposition, une fronde, une guerre entre lui, le roi, et sa famille, et ceux qui sont les colonnes de la monarchie.
Louis veut le bonheur de ses sujets, mais pas au prix du reniement des serments du sacre, et de tout le passé de la monarchie.
Il ne veut pas de la rupture avec l’Église apostolique et romaine, dont la France est la fille aînée, ni du sacrifice de la noblesse, qui est l’armature millénaire du royaume.
Il ne peut pas concevoir un autre monde, il ne le veut pas. Il faut donc que Turgot s’en aille.
Mais c’est au contrôleur général des Finances de démissionner.
Louis ne veut pas l’affronter, mais il agit de manière que Turgot comprenne qu’il n’a plus la confiance du roi.
C’est fait, au printemps 1776.
Louis ne reçoit plus Turgot, et, lorsqu’ils se croisent, ne lui parle pas, ne le regarde pas.
« Sire, écrit Turgot, je ne veux point dissimuler à Votre Majesté la plaie profonde qu’a faite à mon cœur le cruel silence qu’elle a gardé avec moi… Votre Majesté n’a pas daigné me répondre un mot… »
Louis n’aime pas le ton de cette lettre.
« Vous manquez d’expérience, Sire, continue Turgot… Je vous ai peint tous les maux qu’avait causés la faiblesse du feu roi.
« Je vous ai développé la marche des intrigues qui avaient par degrés avili son autorité… Songez, Sire, que suivant le cours de la nature vous avez cinquante ans à régner et pensez au progrès que peut faire un désordre qui, en vingt ans, est parvenu au point où nous l’avons vu.
« Ô, Sire, n’attendez pas qu’une si fatale expérience vous soit venue et sachez profiter de celle d’autrui… »
Turgot sait qu’il a perdu la partie.
Il confie à l’abbé Véri :
« Je partirai avec le regret d’avoir vu se dissiper un beau rêve et de voir un jeune roi qui méritait un meilleur sort et un royaume entier perdus par celui qui devait les sauver. »
Il veut voir le roi, contraindre Louis à lui dire, face à face, qu’il est congédié.
Mais Louis s’esquive, refuse toute audience, et, quand il croise Turgot, détourne la tête, lui lance en s’éloignant :
« Que voulez-vous ? Je n’ai pas le temps de vous parler. »
Tout le ressentiment accumulé depuis près de deux ans s’exprime, toute l’incapacité humiliante à dominer la situation s’y révèle, comme le refus de réformer en profondeur la monarchie, et la rupture de la confiance du roi envers Turgot, qu’il avait apprécié, et soutenu.
« Mais il n’y a que ses amis qui aient du mérite, il n’y a que ses idées qui soient bonnes », bougonne Louis XVI.
Enfin Turgot démissionne le 12 mai 1776, refuse la pension qu’on lui offre :
« J’ai fait, Sire, ce que j’ai cru de mon devoir ; tout mon désir est que vous puissiez toujours croire que j’avais mal vu… Je souhaite que le temps ne me justifie pas. »
Le parti des réformes est accablé. Le contraste est frappant entre la volonté de soutenir Turgot – contre les parlements – qu’a manifestée Louis XVI, et la manière dont il a abandonné son ministre, passant de l’enthousiasme et de l’appui déterminé à la dérobade et au désaveu.
La réforme de la monarchie est-elle donc impossible ?
« C’est un désastre, écrit Voltaire. Je ne vois plus que la mort devant moi… Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et le cœur… Je ne me consolerai jamais d’avoir vu naître et périr l’âge d’or que Monsieur Turgot nous préparait. »
Turgot dans sa lettre à Louis XVI avait écrit – et ces phrases étaient celles qui avaient le plus choqué Louis, comme s’il avait approuvé la prophétie tragique du ministre, tout en se sachant incapable de l’empêcher : « Je ne puis assez répéter à Votre Majesté ce que je prévois, et ce que tout le monde prévoit d’un enchaînement de faiblesse et de malheur si les plans commencés sont abandonnés… Et que sera-ce, Sire, si aux désordres de l’intérieur se joignent les embarras d’une guerre… Comment la main qui n’aura pu tenir le gouvernail dans le calme pourra-t-elle soutenir l’effet des tempêtes ? Comment soutenir une guerre avec cette fluctuation d’idées et de volontés, avec cette habitude d’indiscrétion qui accompagne toujours la faiblesse ? »
Et l’une des phrases de Turgot a bouleversé Louis XVI.
Elle rappelle au roi le temps de Cromwell et le sort souverain d’Angleterre, qui avait effrayé et horrifié toutes les cours d’Europe.
Turgot a écrit :
« N’oubliez jamais, Sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot… »
7
Cette image d’un roi à genoux, dont on va trancher la tête d’un coup de hache, elle hante Louis XVI.
Il la refoule, chassant le cerf jusqu’à neuf heures d’affilée, rentrant épuisé, engloutissant avidement son dîner, puis somnolant, ou bien frappant le fer à toute volée, le visage brûlé par le feu de la forge, ou encore se promenant seul dans les combles de Versailles, faisant fuir les rats ou les chats, montant sur les toits du château, les parcourant, apaisé par la solitude.
Mais il lui faut retrouver ses appartements, sa chambre où les courtisans l’attendent pour le cérémonial du grand lever ou du coucher auquel il doit se plier, parce qu’il est le roi, et qu’ainsi le veut l’étiquette.
Il a fait heureusement aménager un corridor secret, capitonné et toujours éclairé, par lequel il peut accéder en toute discrétion à la chambre de la reine.
Mais pour des mois encore, ce sera une épreuve humiliante que de se retrouver couché près d’elle, de ne pouvoir la féconder.
Il faut se retirer, avec ce sentiment d’impuissance, alors que le comte d’Artois est déjà père, et que l’on jase sur cette incapacité du roi.
On sait qu’il a vu les médecins, que certains continuent de n’invoquer que sa nonchalance et sa paresse, mais que celui de la reine suggère qu’un petit coup de scalpel, anodin, libérerait le roi d’un ligament qui l’empêche non de pénétrer son épouse, mais de jouir en elle.
Cependant, peu à peu, parce qu’il échappe aux regards des courtisans toujours aux aguets, prêts à dénombrer ses visites à la reine, vaines, Louis s’accoutume à ce corps de jeune femme admirée, désirée.
Tous les jeunes aristocrates rêvent de l’approcher, de participer à ses fêtes, à ses bals, d’être admis à Trianon où elle se retire souvent, parce que la Cour et ses chuchotements malveillants la lassent.
On ne lui reconnaît que le charme, la séduction.
Elle est « la statue de la beauté », fière et sûre de son impériale majesté. Mais on murmure qu’à un bal, en 1774, elle s’est éprise d’un noble suédois, Axel Fersen, et qu’elle a succombé à sa virilité.
Louis veut ignorer ces rumeurs.
Il a confié au frère de Marie-Antoinette, Joseph, venu incognito à Paris, ses « empêchements ».
« Paresse, maladresse et apathie », a conclu Joseph, jugeant Louis XVI.
« Il faudrait le fouetter pour le faire décharger de foutre comme les ânes, a ajouté Joseph, ma sœur avec cela a peu de tempérament et ils sont deux francs maladroits ensemble. »