La mort de Clugny, en octobre 1776, interrompt heureusement cette gestion calamiteuse, qui n’a fait qu’aggraver la situation des finances, en détruisant un peu plus la confiance alors que le déficit se creuse.
Louis écoute la rumeur, les conseils de Maurepas.
Il semble que tout le monde s’accorde (et même la reine et sa cour) pour confier les finances du royaume à Necker, ce représentant de Genève à Paris, ce banquier à la fortune immense qui a déjà prêté des sommes considérables au Trésor royal, qui a critiqué la politique de Turgot, dont l’épouse règne sur les esprits éclairés de Paris, et donc, assure à Necker l’appui de ceux qui font l’opinion.
De plus, admirateur de l’Angleterre il est l’un de ces anglomanes si nombreux à la suite de Voltaire dans la secte philosophique.
Il est protestant et suisse… Mais Louis XVI est si sûr de sa foi, de sa capacité si besoin est à renvoyer Necker comme il l’a fait de Turgot, qu’il reçoit Necker, et le désigne directeur général du Trésor royal en octobre 1776, puis, en juin 1777, directeur général des Finances.
Le roi n’a pu le nommer contrôleur général car Necker est protestant et étranger, et, de ce fait, il n’assistera à aucun des Conseils qui réunissent les ministres.
Situation étrange, qui illustre le comportement de Louis XVI, qui n’est prisonnier que de l’essentiel.
Il suffit de quelques semaines pour que Necker, habile, renfloue – en partie – les finances de l’État, en recourant non à l’impôt mais aux emprunts.
Et comme on a confiance dans ce banquier fortuné et intègre, on souscrit. Et l’argent rentre au moment où la guerre d’Amérique devient de plus en plus coûteuse.
Le roi observe.
La politique de Necker est populaire. L’un de ses critiques, l’intendant Calonne, parlera de neckromanie, et accusera Necker de faire vivre le royaume en l’endettant plus encore, et donc en aggravant le mal.
Necker le sait, et il lui faut bien, la confiance rétablie, envisager des réformes dont il n’ignore pas qu’elles susciteront des résistances farouches.
Il ne parle plus de supprimer la corvée et il ne modifie que superficiellement les impôts du vingtième et de la taille, sans toucher à la dîme ecclésiastique.
Prudent, il avance à pas feutrés, cherchant à chaque instant l’appui de l’opinion.
Il diminue le nombre de receveurs généraux, s’attaquant ainsi à la Ferme, qui lève à son profit les impôts dont une partie seule aboutit dans les caisses de l’État. Et il met en cause les dépenses de la Maison du roi.
C’est la guerre ouverte avec les privilégiés et d’autant plus qu’il propose la création d’assemblées provinciales et de municipalités chargées d’établir les impôts.
À titre d’essai, il en crée une à Bourges, une autre à Montauban, et il en projette deux autres à Grenoble et à Moulins.
Ce qui révolte les privilégiés, les parlementaires, ce n’est pas seulement qu’insidieusement on met en place
— Turgot l’avait déjà proposé – des assemblées qui seront les lieux du pouvoir, et donc affaibliront les cours existantes.
C’est surtout qu’à Bourges comme à Montauban, les délégués représentant le tiers état – les roturiers -seront à eux seuls aussi nombreux que ceux de la noblesse et du clergé réunis !
Cette double représentation du tiers état remet en cause la hiérarchie politique et sociale, fondée sur la prééminence de ces deux ordres, le noble et l’ecclésiastique, assurés de la majorité si l’on vote par ordre, et réduits au mieux à l’égalité si l’on vote par tête après avoir doublé le nombre de représentants du tiers état.
Que veut cet « anglomane » de Necker, ce protestant ? s’interrogent les ordres privilégiés qui se dressent contre Necker.
Dans la Lettre d’un bon Français, on l’accuse :
« Après avoir commencé comme Law – le financier -voudriez-vous finir comme Cromwell ? »
C’est l’image du roi agenouillé, la tête sur un billot, qui revient s’imposer à Louis qui jusqu’alors a soutenu Necker.
Et celui-ci sent qu’un renvoi à la manière de Turgot le menace.
Et il joue une fois de plus l’opinion, publiant, en février 1781, un opuscule à couverture bleue, le Compte Rendu au roi par Necker, c’est-à-dire le budget de la France.
La mesure est révolutionnaire : dépenses et recettes sont présentées et sortent de l’ombre.
On sait ce que coûtent la Maison du roi, les pensions, rentes et libéralités accordées aux courtisans.
Necker dénonce toutes ces prodigalités du Trésor royal au bénéfice de quelques milliers de privilégiés.
« C’est donc à ce genre d’abus, écrit-il, dont on ne peut mesurer l’étendue que j’ai cru devoir opposer les plus grands obstacles. »
Par ailleurs, il présente un budget qui compte un excédent de recettes. Et il en appelle à l’opinion qui s’est précipitée pour acheter le Compte Rendu au roi.
Six mille exemplaires ont été vendus le premier jour, cent mille en quelques semaines. Le livre est même traduit en anglais, en allemand et en italien.
« Je ne sais si l’on trouvera que j’ai suivi la bonne route mais certainement je l’ai recherchée… écrit Necker. Je n’ai sacrifié ni au crédit, ni à la puissance, et j’ai dédaigné les jouissances de la vanité. J’ai renoncé même à la plus douce des satisfactions privées, celle de servir mes amis ou d’obtenir la reconnaissance de ceux qui m’entourent… Je n’ai vu que mon devoir. »
Il revendique – et c’est là l’annonce de temps nouveaux – la fin du secret monarchique, et donc d’un privilège immense et d’un « droit » souverain, divin.
L’attitude est « révolutionnaire » puisque Necker s’est adressé à tous les sujets, égaux de ce fait en droit :
« Enfin, et je l’avoue aussi, conclut Necker, j’ai compté fièrement sur cette opinion publique que les méchants cherchent en vain d’arrêter ou de lacérer mais que, malgré leurs efforts, la justice et la vérité entraînent après elles. »
Moment crucial, comme au temps de Turgot.
Et c’est la même question qui est posée : peut-on réformer la monarchie, Louis XVI continuera-t-il de soutenir Necker ?
Or, la publication du Compte Rendu, qui fait croire qu’on pourra désormais calculer, contrôler, discuter, les recettes et les dépenses du pouvoir, l’emploi de l’impôt, sa répartition, qu’en somme allait commencer un temps de justice, d’égalité et de liberté, raffermit le crédit de l’État.
Un nouvel emprunt de soixante-dix millions en produit cent !
Mais contre Necker, c’est désormais l’union de tous les privilégiés. Des Polignac – les habitués du Trianon, et les plus proches confidents de la reine – aux parlementaires, des frères du roi aux évêques et aux financiers.
L’intendant Calonne, dans un pamphlet, se moque des neckromanes qui n’ont même pas remarqué que le Compte Rendu au roi est incomplet : Necker a oublié (!) les dépenses de la guerre en Amérique et les remboursements des dettes, si bien que son budget, loin d’être en excédent de dix millions, est en déficit de deux cent dix-huit millions !
Ce compte rendu n’est qu’un « conte bleu », dit Maurepas.
Necker, face aux assauts, demande au roi de lui confirmer son soutien en lui donnant l’administration directe des Caisses de la guerre et de la marine, ce qui ferait de lui le vrai maître du ministère, et marquerait la volonté du roi d’engager des réformes radicales.
Louis XVI refuse et Necker donne sa démission le 19 mai 1781.
C’est un choc brutal pour cette opinion qui a soutenu Necker. Une déception plus forte encore que celle qui avait suivi la disgrâce de Turgot.
Une faille s’est ouverte dans le royaume.
Que peut le roi ? Que veut-il ?
Les esprits éclairés rêvent d’Amérique, d’assemblée, de vote, d’égalité et de justice.
On accuse la reine d’être responsable de la démission de Necker. Elle a au contraire entretenu de bons rapports avec lui. Mais le roi est épargné. Il reste de droit divin, alors que la reine n’est qu’une « Autrichienne frivole », dont le cœur est à Vienne et non à
Paris. Grimm, qui écrit et anime la Correspondance littéraire, note, après la démission de Necker :
« La consternation était peinte sur tous les visages ; les promenades, les cafés, les lieux publics étaient remplis de monde, mais il y régnait un silence extraordinaire.
« On se regardait, on se serrait tristement la main. »