Il ne sait plus si la proposition de Calonne à laquelle il s’est rallié était judicieuse.
Il a même le sentiment que l’opinion, alors que la réunion de l’Assemblée est fixée au 22 février, salle des Menus-Plaisirs, s’enflamme déjà, que les critiques fusent, que les passions s’exacerbent.
S’il le pouvait il reviendrait sur son choix, et il songe déjà à renvoyer Calonne, d’autant plus que les critiques se multiplient contre le ministre.
La reine ne l’aime pas. Elle suggère le nom d’un remplaçant, l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne.
D’autres accusent Calonne d’avoir par sa politique financière acculé le royaume à la banqueroute. Et nombreux sont ceux qui suggèrent de rappeler Necker.
Et Louis a lancé :
« Je ne veux ni neckraille, ni prêtraille. »
Il a regretté cette exclamation. Il ne doit se fermer aucune voie. Mieux vaut laisser le doute et l’incertitude régner, rester le plus longtemps possible insaisissable, que de se dévoiler.
Mais il faut bien composer cette Assemblée de notables, et donc choisir les personnalités qui en feront partie.
Et aussitôt les pamphlets, les gazettes imprimés à l’étranger et introduits en France, les caricatures, stigmatisent cette Assemblée qui ne peut être qu’aux ordres, avec ses sept princes du sang, ses trente-six ducs et pairs ou maréchaux de France, ses trente-trois présidents ou procureurs généraux de parlements, ces onze prélats, ces douze conseillers d’État, ces douze députés des pays d’État et ces vingt-cinq maires des principales villes du royaume.
On évoque l’absolutisme, le despotisme même, on la compare avec les assemblées qui se réunissent aux États-Unis, celles que veulent élire les Suisses, les Flamands, les Hollandais.
Et dans tous ces pays les peuples ont conquis des droits, parfois avec l’aide du roi de France qui les refuse à ses sujets.
La Fayette ou Mirabeau répètent qu’il faut une « vraie » Assemblée nationale, et ils martèlent qu’il faut réunir les États généraux, mais ils précisent que les représentants du tiers état doivent être aussi nombreux que ceux réunis des deux ordres privilégiés, et que l’on devrait voter par « tête » et non par « ordre ».
Et l’Assemblée de notables ne s’est pas encore réunie !
Louis est accablé. Il a l’impression que les digues qui retenaient un flot puissant lâchent. Et ce qui déferle ne submerge pas seulement le royaume de France, mais le monde, de Philadelphie à Liège, de Genève à Amsterdam.
Il refuse d’aider les bourgeois hollandais qui se sont rebellés contre leur stathouder. Devrait-il favoriser les adversaires de l’autorité en Hollande, alors qu’il la défend ici ?
Mais le trouble, l’angoisse le gagnent, et même le désespoir.
Vergennes, son ministre des Affaires étrangères, meurt.
« Je perds le seul ami sur lequel je pouvais compter, dit-il, le seul ministre qui ne me trompa jamais. »
Sa tristesse se mêle à l’amertume et à l’indignation quand il découvre que plusieurs pamphlets accusent la reine d’avoir fait empoisonner Vergennes !
Elle reprochait au ministre de l’avoir tenue à l’écart, plein de défiance à l’égard de « l’Autrichienne », ne lui faisant jamais part de ses projets, et elle l’accusait même d’avoir discrètement soutenu le cardinal de Rohan dans l’affaire du collier.
Louis ressent ce que plusieurs fois déjà depuis qu’il est roi, il a éprouvé, le sentiment que les « choses »
— le pouvoir, l’opinion, ses proches même, ses ministres – lui glissent entre les mains, comme si l’un des outils qu’il manie dans sa forge et sa menuiserie lui échappait au moment où il voudrait l’utiliser.
Il se replie sur lui-même, comme s’il voulait ainsi que le flux des critiques, des attaques, passe sur lui, sans l’entraîner.
Il en veut à Calonne qui devant l’Assemblée de notables, pour justifier ses réformes, cette égalité devant l’impôt, qu’il veut établir, dresse un véritable réquisitoire contre la monarchie, les ordres de la noblesse et du clergé qui en sont les colonnes.
Fallait-il que Calonne dise :
« Les abus qu’il s’agit aujourd’hui d’anéantir pour le salut public ce sont les plus considérables, les plus protégés, ceux qui ont les racines les plus profondes et les branches les plus étendues. Tels sont les abus dont l’existence pèse sur la classe productive et laborieuse, les abus des privilèges pécuniaires, les exceptions à la loi commune, et tant d’exceptions injustes qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables qu’en aggravant le sort des autres. »
Il parle de « raison », de « justice », d’« intérêt national », s’en prend ouvertement aux privilégiés de la noblesse, n’épargne pas le clergé, « les ecclésiastiques sont par leur naissance, citoyens et sujets », insiste-t-il. Il dénonce le nombre effrayant des « agents du fisc », prêche pour ce nouvel impôt, la subvention territoriale, critique la gabelle, et s’adresse directement à l’opinion, diffusant, le 31 mars, un Avertissement que commentent les journalistes à sa solde.
« On paiera plus sans doute, mais qui ? demande-t-il. Ceux-là seulement qui ne payaient pas assez ; ils paieront ce qu’ils doivent… Des privilèges seront sacrifiés, la justice le veut, le besoin l’exige, vaudrait-il mieux surcharger encore les non-privilégiés, le peuple ? Il y aura de grandes réclamations… On s’y est attendu ; peut-on faire le bien général sans froisser quelques intérêts particuliers ? Réforme-t-on sans qu’il y ait des plaintes ? »
On n’a jamais entendu un ministre du roi parler ainsi, prendre le parti du peuple, non pas au nom de la compassion, mais au nom de l’égalité et de la justice.
Les notables s’indignent :
« Nous prenez-vous pour des moutons de nous réunir pour avoir notre sanction à une besogne toute digérée ? »
Ils condamnent Calonne, son Avertissement, « indigne de l’autorité royale qui ne doit jamais parler au peuple que par les lois et non par une espèce d’écrit qui n’a aucun caractère… ».
Surtout, les notables se présentent comme les défenseurs de la liberté et du droit, face à un pouvoir avide de pressurer le royaume.
« Monsieur de Calonne, dit l’un des membres de l’Assemblée, veut encore saigner la France, et il demande aux notables s’il faut la saigner au pied, au bras ou à la jugulaire. »
Et l’opinion est à ce point travaillée par l’esprit des Lumières, l’hostilité au mode de gouvernement absolutiste, que tout discours qui se réclame de la liberté et exige la représentativité des assemblées est entendu.
Mieux ou pis, toute assemblée – et d’abord les parlements, qui ne rassemblent que des privilégiés – vaut mieux que le pouvoir exécutif.
Et l’on entend à nouveau réclamer la convocation des États généraux, et le doublement du nombre des députés du tiers état, et, revendication décisive, le vote par tête et non par ordre.
Louis n’en veut pas.
Il reproche à Calonne ses propos excessifs, ses charges contre les ordres privilégiés.
Ce contrôleur général des Finances pense, parle et écrit, comme un pamphlétaire de la « secte philosophique » !
Voilà ce que disent les proches du roi, et d’abord Marie-Antoinette, qui pousse Louis à se débarrasser de Calonne.
Et le roi, une fois encore, se dérobe au face-à-face avec son ministre.
Calonne qui veut voir le roi s’entend répondre par le premier valet de chambre, que Sa Majesté a défendu de le laisser entrer.