Evidemment, Louis va interdire aux parlements de délibérer sur ce sujet. Mais il sait que les parlementaires reprendront leurs assauts.
Et il est las, épuisé d’avoir ainsi à remonter ce rocher, qui roulera de nouveau le long de la pente.
Il se sent impuissant. Il a envie de pleurer, comme lorsqu’il lit ces lettres qu’on lui adresse et dans lesquelles on lui révèle comment la reine continue de voir le comte Axel Fersen, qu’elle logerait même au château de Versailles, et on l’invite à débusquer l’amant.
Il est face à son épouse aussi impuissant que face aux parlements, ou bien à la maladie qui frappe sa famille, le plus âgé de ses fils. Et l’une de ses filles est morte.
Mais le plus douloureux à accepter, c’est cette haine de plus en plus violente, impudente, et qui s’exprime ouvertement.
Les auteurs qui ont écrit sur les murs de Paris « Parlements à vendre, ministres à pendre, couronne à louer » semblent assurés de l’impunité.
Comme ceux qui ont accroché sur la loge de la reine au Théâtre des Italiens un écriteau : « Tremblez tyrans, votre règne va finir. »
Tyrans ?
Alors qu’on signale que les gardes françaises, les soldats d’autres unités ont reçu l’ordre de leurs officiers de ne pas réagir avec vigueur face aux émeutiers qui les assaillent.
Ils ont ainsi laissé brûler des corps de garde, et ils ont reçu sans bouger insultes, pavés, bouteilles, bûches. Et quand le maréchal Biron, qui commande les troupes à Paris, donne l’ordre de dégainer et de tirer – il y aura des morts, peut-être une cinquantaine –, le Parlement ouvre une enquête sur la violence des émeutiers et celle des forces royales. Comme si l’une valait l’autre.
Comment laisser faire ce Parlement de Paris qui le 4 mai 1788 publie une déclaration des Lois fondamentales du royaume, et répète qu’en matière de subsides, les États généraux doivent être consultés préalablement, qu’en somme le roi n’est que l’un des pouvoirs qui se partagent le gouvernement de l’État, et qu’il est sous le contrôle du Parlement et des États généraux ?
Louis devant de telles prétentions se sent atteint dans sa légitimité.
C’est bien une révolution qu’entreprennent les parlements.
Que veulent-ils, une « révolution d’Amérique », qui donne naissance à une Constitution ?
Louis reçoit Malesherbes qui l’invite à prendre la tête de ce mouvement qui entraîne le royaume.
« Concevez la Constitution de votre siècle, dit d’une voix pressante Malesherbes, prenez-y votre place et ne craignez pas de la fonder sur les droits du peuple. Votre nation vous voyant à la hauteur de ses vœux, n’aura plus qu’à perfectionner votre ouvrage avant de le sanctionner. C’est ainsi que vous maîtriserez un grand événement en l’accomplissant vous-même. »
Mais il entend aussi la reine, le comte d’Artois, leurs proches qui l’incitent à entreprendre une grande réforme, équivalente à celle de Maupeou, et qui réduirait les pouvoirs des parlements. Et il est lui-même intimement convaincu qu’il ne doit pas laisser les parlementaires démanteler le pouvoir royal.
« La monarchie ne serait plus qu’une aristocratie de magistrats aussi contraire aux droits et aux intérêts de la nation qu’à ceux de la souveraineté, dit-il. Je dois garantir la nation d’un pareil malheur. »
Il approuve donc la décision du garde des Sceaux Lamoignon de lancer une grande ordonnance sur l’administration de la justice.
On supprime des tribunaux, des offices au Parlement de Paris.
On crée une Cour plénière présidée par le roi.
Et, mesure propre à répondre aux désirs des esprits éclairés, on abolit l’« interrogatoire sur la sellette » et la « question préalable », autrement dit la torture.
« Vous venez d’entendre mes volontés », dira Louis XVI, dans un lit de justice, après avoir annoncé ces édits et la mise en vacance des parlements.
« Plus mes volontés sont modérées, plus elles seront fermement exécutées ; elles tendent toutes au bonheur de mes sujets. »
Louis n’imaginait pas le degré de révolte déjà atteint par l’opinion et la résistance qu’allaient organiser les parlementaires.
Ils crient au coup d’État.
À Paris, ils refusent de désigner aux troupes les deux parlementaires qu’elles sont chargées d’arrêter :
« Nous sommes tous Duval d’Eprémesnil et Goislard de Monsabert », crient-ils face aux soldats.
Et ce n’est qu’après une trentaine d’heures que les deux magistrats se livreront. Une foule mêlée, composée de clercs mais surtout d’artisans, de laquais, de domestiques, d’habitants du faubourg Saint-Antoine auxquels s’ajoutent vagabonds et miséreux, applaudit les magistrats qui s’opposent aux soldats.
Une partie de la population parisienne (mais il en va de même à Pau ou à Dijon, à Rennes, à Besançon, à Toulouse ou à Grenoble), même si elle ignore les causes de l’affrontement entre les magistrats et le pouvoir royal, choisit toujours de s’opposer à lui et de plus en plus violemment.
Et les officiers, nobles, pactisent souvent avec les parlementaires, et les sous-officiers, pleins de ressentiment contre une monarchie qui leur interdit s’ils sont roturiers tout avancement, ne sont guère ardents à rétablir l’ordre.
Le pouvoir royal est ainsi paralysé, divisé : le duc d’Orléans attise l’incendie, par l’intermédiaire de ces hommes de plume qui publient articles et libelles, pamphlets.
Louis craint plus que jamais d’être impuissant devant cette montée de la révolte, du mépris et de la haine.
Il pleure, hésite. Peut-être faut-il reculer, une nouvelle fois.
Louis sent que le pouvoir est ébranlé : des provinces, la Bretagne, le Dauphiné sont au bord de l’insurrection.
Les parlementaires se rassemblent, contestent les édits royaux. Les nobles se réunissent et s’opposent au roi, le suppliant de désavouer les édits.
Les officiers tolèrent les manifestations violentes, et laissent les émeutiers assaillir leurs troupes.
Le « peuple », qui subit la hausse du prix du pain, se joint aux émeutiers.
C’est ce que rapportent au roi les intendants, eux-mêmes souvent complaisants avec les parlementaires.
À Grenoble, les parlementaires réunis illégalement déclarent que si les édits étaient maintenus, « le Dauphiné se regarderait comme entièrement dégagé de sa fidélité envers son souverain ».
« Il faut enfin apprendre aux ministres ce que peut une nation généreuse qu’ils veulent mettre aux fers. » Le commandant de la province, le duc de Clermont-Tonnerre, transmet le 7 juin 1788 aux parlementaires les ordres d’exil qu’il a reçus.
Aussitôt la nouvelle connue, les boutiques ferment, des cortèges se forment, les quarante et une corporations de métiers se rendent au siège du parlement, les paysans et les vendeuses du marché s’agglomèrent au cortège. La population des faubourgs, des Savoyards, des montagnards, accourent.
Les soldats sont bombardés de tuiles. On leur a ordonné de ne pas faire usage de leurs armes.
Clermont-Tonnerre cède, autorise les parlementaires à se réunir au terme de cette « journée des Tuiles » qui a mis en lumière un juge royal, Mounier, et un jeune avocat, Barnave.
Quelques semaines plus tard, le 21 juillet, au château de Vizille, propriété du riche industriel Périer, représentants du tiers état, de la noblesse et du clergé, se réunissent sans autorisation royale. Ils décident de convoquer les états de la province, de réclamer la réunion des États généraux, avec doublement des députés du tiers, le vote par tête et non par ordre. Et l’admission des roturiers à tous les emplois.