On s’y est précipité, on n’a rien trouvé, on a arraché Flesselles à son fauteuil.
« Vous voilà donc, Monsieur le Prévôt, toujours traître à la patrie ! »
On l’a tué d’un coup de pistolet, puis on lui a coupé la tête, et elle dodeline, sanglante, au bout d’une pique.
« Nous voulons des armes ! »
On entend ce cri, au Champ-de-Mars, où sont rassemblés des régiments d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, suisses pour la plupart, commandés par le général baron de Besenval, suisse lui aussi.
Il attend des ordres, hésite, consulte ses chefs de corps : les soldats sont-ils prêts à tirer sur les émeutiers ? Tous répondent par la négative. Et le général baron de Besenval choisit de ne pas faire marcher ses troupes vers les Invalides.
Il se demande s’il ne vient pas de décider du sort de cette journée.
« Des armes, des armes. »
La foule escalade les fossés, défonce les grilles, se précipite dans les caves, guidée par des invalides qui éclairent avec des torches les fusils entassés, dont on s’empare, qu’on se passe de main en main.
On traîne douze pièces de canon, un mortier.
On brandit les fusils.
« Nous voulons de la poudre et des balles », crie-t-on maintenant.
Il y en aurait à la Bastille, la vieille forteresse où le roi enterre sur une simple lettre de cachet ceux qui lui déplaisent.
« À la Bastille ! »
Et ce n’est plus le poing qu’on brandit mais le fusil.
On court à l’Hôtel de Ville où siègent les représentants des électeurs parisiens.
Un millier de personnes envahit la salle où ils délibèrent. Ils sont pressés, menacés. Les baïonnettes effleurent leurs poitrines, et dehors des dizaines de milliers de voix crient : « À la Bastille ! »
Les « électeurs » décident d’envoyer une délégation au gouverneur de la forteresse, le marquis de Launay, afin qu’il distribue de la poudre et des balles aux Parisiens qui doivent armer leur milice bourgeoise.
La garnison de la Bastille compte 82 invalides et 32 soldats suisses. Elle dispose de quelques canons.
Et autour de la forteresse avec ses fossés et ses ponts-levis, et dans les rues voisines, se rassemblent au moins cent mille Parisiens, auxquels se mêlent des gardes françaises, tirant cinq canons.
Il y a la foule spectatrice : elle crie, elle regarde, elle attend, elle se tient à bonne distance, pour éviter les coups de feu s’ils partent des tours hautes de quarante pieds, mais pour l’heure, en cette fin de matinée du mardi 14 juillet, on ne tire pas.
Le gouverneur reçoit des délégations des « électeurs ».
Il ne veut pas donner de munitions, il n’a pas reçu d’ordre, mais il négocie. Il invite les représentants des Parisiens à déjeuner, après leur avoir fait visiter toute la forteresse.
Les députations se succéderont jusqu’à trois heures de l’après-midi.
Mais la situation s’est tendue.
Il y a huit à neuf cents hommes qui veulent conquérir la forteresse. C’est parmi eux qu’on trouve les deux citoyens qui, par le toit d’une boutique proche, parviennent au poste de garde, vide. Ils peuvent actionner la machinerie du premier pont-levis.
Launay a eu beau montrer à la « députation » qu’il fait reculer les canons, boucher les meurtrières, on l’accuse de trahison, d’avoir laissé baisser le pont-levis pour que les « patriotes » s’engouffrent dans la première cour, et là, pris dans la nasse, se fassent mitrailler.
On commence à échanger des coups de feu de part et d’autre. Le millier d’hommes décidés à partir à l’assaut est d’autant plus déterminé qu’il sent derrière lui cette foule qui l’observe, et l’encourage.
Il y a même parmi ces curieux « nombre de femmes élégantes et de fort bon air qui avaient laissé leurs voitures à quelque distance ».
Ces hommes, fer de lance de la foule, sont ouvriers ou boutiquiers du faubourg, tailleurs, charrons, merciers, marchands de vin. Et parmi eux, soixante et un gardes françaises, et le sergent Hulin qui fait mettre les cinq canons en batterie, contre les portes et ponts-levis de la Bastille.
Les ponts-levis s’abaissent. La Bastille capitule. On a promis la vie sauve à la garnison.
La foule déferle.
On brise. On tire.
Il y aura quatre-vingt-dix-huit morts et soixante-treize blessés, mais combien durant le siège et l’assaut, et combien après la capitulation dans le désordre que personne ne contrôle ?
Les gardes françaises – Hulin, Élie, entré le premier –, les vrais combattants – Maillard, un ancien soldat, le brasseur du faubourg Saint-Antoine Santerre –, ne peuvent faire respecter les « lois de la guerre ».
C’est Élie qui a donné sa parole d’officier français qu’il « ne serait fait aucun mal à personne ».
Mais comment pourrait-il arrêter le torrent, contenir le désir de se venger, d’abattre ces officiers, ces soldats, ce marquis de Launay ? Plusieurs seront écharpés, dépecés.
Le gouverneur de Launay a reçu un coup d’épée à l’épaule droite. Arrivé dans la rue Saint-Antoine, « tout le monde lui arrachait des cheveux, et lui donnait des coups ».
« On hurle qu’il faut lui couper le cou, le pendre, l’attacher à la queue d’un cheval. »
« Qu’on me donne la mort », crie-t-il. Il se débat, lance un coup de pied dans le bas-ventre de l’un de ceux qui l’entourent. Aussitôt il est percé de coups de baïonnette, traîné, déchiqueté.
« C’est un galeux et un monstre qui nous a trahis : la nation demande sa tête pour la montrer au peuple. »
C’est l’homme qui a reçu le coup de pied, un garçon cuisinier du nom de Desnot, qui est « allé à la Bastille pour voir ce qui s’y passait », qui croit mériter une médaille en « détruisant un monstre ». Avec son petit couteau à manche noir, et son expérience d’homme qui « sait travailler les viandes », Desnot tranche la tête de Launay. On enfonce cette tête au bout d’une fourche à trois branches et on se met en marche.
Rue Saint-Honoré, on accroche à la tête deux inscriptions, pour qu’on sache à qui elle était.
Et sur le Pont-Neuf, on l’incline devant la statue d’Henri IV, en criant : « Marquis, salue ton maître. »
Dans les jardins du Palais-Royal, où l’on a planté les têtes de Flesselles, de Launay et de quelques autres défenseurs de la Bastille, sous les acclamations de la foule, on a dressé des listes de proscription : le comte d’Artois, le maréchal de Broglie, le prince de Lambesc, le baron de Besenval…
Une récompense est promise à qui disposera leurs têtes au café du Caveau.
On porte en triomphe jusqu’à l’Hôtel de Ville les sept prisonniers qu’on a libérés de la Bastille – quatre faussaires, deux fous et un débauché – et déjà, on commence à arracher des pierres à la forteresse.
Elle était dans Paris le visage menaçant de l’ordre et de la force monarchique. Elle doit être détruite, pierre après pierre.
Mais le pouvoir du roi renversé, c’est le désordre qui règne à Paris.
« Nous faisions une triste figure, dit un bourgeois, membre de la milice. Nous ne pouvions contenir la fureur du peuple. Si nous l’eussions trop brusqué, il nous aurait exterminés. Ce n’est pas le moment de lui parler raison. »
Alors les bourgeois mettent la cocarde « bleu et rouge » à leur chapeau, et patrouillent, arrêtant les voitures des nobles qui s’enfuient à la campagne.
« On les visite, on les fouille, on renvoie les nobles dans leurs hôtels. On ne souffre pas qu’ils sortent de la ville. La bourgeoisie ne quittera pas les armes que la Constitution ne soit faite. »
Louis, en cette fin de mardi 14 juillet, n’imagine pas la gravité de ce qui vient de se produire à Paris.