« On n’osait pas, avoue Bailly évoquant la situation à Paris, mais cela vaut pour toutes les provinces, résister au peuple qui huit jours auparavant avait pris la Bastille. »
Et bien téméraire ou naïf celui qui tente de maîtriser, puis d’étouffer cette épidémie, de combattre cette « fièvre chaude ».
« Je donnais des ordres qui n’étaient ni suivis ni entendus, poursuit Bailly. On me faisait entendre que je n’étais pas en sûreté. »
Chaque « notable », quelle que soit son attitude, sait qu’il risque sa vie.
« Dans ces temps malheureux, il ne fallait qu’un ennemi et une calomnie pour soulever la multitude. Tout ce qui avait eu le pouvoir jadis, tous ceux qui avaient gêné et contenu les émeutiers étaient sûrs d’être poursuivis. »
Comme les paysans ne rencontrent jamais ces brigands, ces troupes du comte d’Artois, ces aristocrates contre lesquels on s’était armé, on attaque les demeures seigneuriales, les châteaux, les gentilhommières pour devancer la réaction de ces « privilégiés ».
On assiège, on entre de force, on brise, on pille, on incendie. On disperse et brûle les « terriers », ces documents qui énumèrent les droits féodaux et seigneuriaux.
Plus d’impôts, de taxes ! Plus de privilèges !
On s’arroge le droit de chasser, interdit que depuis des siècles les paysans, au risque de leur vie, tentaient de violer.
On chasse dans les forêts seigneuriales, et souvent on les saccage. On chasse dans les blés, et on piétine les épis.
Dans les villes, on dévaste d’abord les hôtels de ville.
À Strasbourg, six cents va-nu-pieds ont envahi le bâtiment. Aussitôt « c’est une pluie de volets, de fenêtres, de chaises, de tables, de sofas, de livres, de papiers, puis une autre de tuiles, de planches, de balcons, de pièces de charpente ».
On brûle les archives publiques, les lettres d’affranchissement, les chartes de privilèges, dans les caves on défonce les tonneaux. Un étang de vins réputés, de cinq pieds de profondeur, se forme ainsi où plusieurs pillards se noient. Pendant trois jours la dévastation continue. Les soldats laissent les émeutiers sortir chargés de butin. Les maisons de nombreux magistrats sont saccagées du grenier à la cave.
Quand les bourgeois obtiennent des armes et rétablissent l’ordre, on pend un des voleurs, mais on change tous les magistrats, on baisse le prix du pain et de la viande.
Rien ne résiste à ces milliers d’hommes qui dans tout le royaume sont poussés par « une grande peur », une soif de vengeance et de révolte. Et qui, parce qu’ils ont pillé les arsenaux, disposent de dizaines de milliers de fusils : en six mois, quatre cent mille armes seront passées aux mains du peuple :
« Cet amour des armes est une épidémie du moment qu’il faut, écrit un bourgeois breton, laisser s’atténuer. On veut croire aux brigands et aux ennemis et il n’y a ni l’un ni l’autre. »
Mais c’est le temps des soupçons.
À Paris, à chaque pas dans la rue, « il faut décliner son nom, déclarer sa profession, sa demeure et son vœu… On ne peut plus entrer dans Paris ou en sortir sans être suspect de trahison ».
C’est le temps des violences et des vengeances. Meuniers et marchands de grain sont pendus, décapités, massacrés.
Des patriotes, des hommes imprégnés de l’esprit des Lumières, s’inquiètent.
Jacques Pierre Brissot, qui fut enfermé deux mois à la Bastille en 1784 pour avoir écrit un pamphlet contre la reine, puis qui a gagné les États-Unis en 1788 pour voir fonctionner un régime républicain et qui lance un journal, Le Patriote français, écrit en août 1789 :
« Il existe une insubordination générale dans les provinces, parce qu’elles ne sentent plus le frein du pouvoir exécutif. Quels en étaient les ressorts ? Les intendants, les tribunaux, les soldats. Les intendants ont disparu, les tribunaux sont muets, les soldats sont contre le pouvoir exécutif et pour le peuple. La liberté n’est pas un aliment que tous les estomacs puissent digérer sans préparation. »
Mirabeau, dans Le Courrier de Provence, ne peut admettre comme certains le murmurent que « le despotisme valait mieux que l’anarchie ».
C’est là, dit-il, un « principe faux, extravagant, détestable ».
Mais il ajoute :
« Qui ne le sait pas ? Le passage du mal au bien est souvent plus terrible que le mal lui-même. L’insubordination du peuple entraîne des excès affreux, en voulant adoucir ses maux il les augmente ; en refusant de payer il s’appauvrit ; en suspendant ses travaux il prépare une nouvelle famine. Tout cela est vrai, trivial même. »
Mais certains membres de l’Assemblée nationale sont amers, hostiles, pessimistes pour l’avenir de la nation.
L’un dit qu’on vit depuis le 14 juillet sous le règne de la terreur.
Un autre s’exclame : « Il n’y a plus de liberté, même dans l’Assemblée nationale… La France se tait devant trente factieux. L’Assemblée devient entre leurs mains un instrument passif qu’ils font servir à l’exécution de leurs projets.
« Si on ne bâtit promptement une Constitution, cette nation aimable, ce peuple sensible et loyal, deviendra une horde de cannibales jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un vil troupeau d’esclaves. »
Mais comment résister à ces hommes dont certains, assure-t-on, sont « animés » par une fureur qui surpasse celle des « Iroquois » ?
Ils s’emparent le 28 juillet de Foulon de Doué, qui a soixante-quatorze ans. Les paysans l’ont débusqué, caché dans le fond d’une glacière, dans un château à Viry. On lui a mis une botte de foin sur la tête – n’a-t-il pas dit que le peuple s’il manquait de pain devrait manger de l’herbe ? –, un collier de chardons au cou et de l’herbe plein la bouche.
On a arrêté son gendre, l’intendant Bertier de Sauvigny. On les a, l’un puis l’autre, conduits à l’Hôtel de Ville.
Bailly et La Fayette ont supplié, pour que le jugement de Foulon soit régulier, qu’on l’enferme dans la prison de l’Abbaye.
Un homme, « bien vêtu », s’écrie : « Qu’est-il besoin de jugement pour un homme jugé depuis trente ans ? »
Le peuple hurle : « Point d’Abbaye, pendu, pendu, qu’il descende. »
On l’arrache à la milice bourgeoise, on le pend, la corde casse, on le pend de nouveau, puis on tranche sa tête, on la plante au sommet d’une pique.
Bertier est massacré alors qu’il est à terre. Sa tête et son cœur sont portés à l’Hôtel de Ville, et présentés à La Fayette qui, en signe de protestation et de dégoût, démissionne, mais que les « électeurs » supplient de rester à la tête de la milice bourgeoise.
Puis on rapporte le cœur et la tête au Palais-Royal. Et on fait s’embrasser les deux têtes ensanglantées, celle du beau-père et celle du gendre.
« Je me promène un peu sous les arcades du Palais-Royal, en attendant ma voiture », raconte l’Américain Morris qui vient de « prendre un dîner pour trois. Le prix du dîner est de quarante-huit francs, café et tout compris.
« Tout à coup on amène en triomphe la tête et le corps de Monsieur Foulon, la tête sur une pique, et le corps nu traîné par terre. Cette horrible exhibition est ensuite promenée à travers les différentes rues. Son crime est d’avoir accepté une place dans le ministère. Ces restes mutilés d’un vieillard de soixante et dix ans sont montrés à son gendre, Bertier, intendant de Paris, qui est lui-même et tué et coupé en morceaux. La populace promène ces débris informes avec une joie sauvage. Grand Dieu ! Quel peuple ! »
À Versailles, Louis et Marie-Antoinette apprennent, glacés, ces assassinats.
Que peuvent-ils devant cette vague de violence, de vengeance, de révolte, mêlée d’espoir, qui déferle ?
Même un journaliste royaliste comme Rivarol semble s’incliner devant la fatalité quand il écrit, dans son Journal politique et national :