Ceux-là, Louis n’ignore pas qu’ils sont des ennemis, mus par l’ambition, les frustrations, le désir de revanche, et l’espoir d’une révolution qui irait jusqu’au bout des principes de justice et d’égalité.
Et ceux-là lorsqu’ils parlent au Palais-Royal sont entendus, parce qu’à Paris, le pain est rare.
Il faut se « lever au petit matin pour avoir un petit morceau ». Il vaut quatre sous la livre et un ouvrier gagne entre trente et quarante sous par jour.
Nombreux sont ceux qui chôment, parce que les étrangers, les privilégiés ont quitté la ville – deux cent mille passeports délivrés entre le 14 juillet et le 10 septembre – et il n’y a plus d’emplois pour ceux qui les servaient, fabriquaient vêtements, bijoux et meubles de prix.
On trouve parfois à manier la pioche, mais à vil prix, dans les ateliers de charité.
« J’ai vu, dit Bailly, des merciers, des marchands, des orfèvres, implorer d’y être employés à vingt sous par jour. »
Des cordonniers, des perruquiers sans emploi, des centaines de domestiques sans maître, se retrouvent chaque jour, qui sur la place Louis-XV, qui près du Louvre, d’autres au Palais-Royal.
Il y a aussi les déserteurs, qui arrivent à Paris par bandes. On en compte en septembre 1789 près de seize mille.
Ces infortunés, ces assistés, ces affamés, ces indigents, applaudissent quand Camille Desmoulins leur lance : « Je suis le procureur général de la lanterne », et qu’il désigne les responsables, ces aristocrates, suspects d’organiser un complot. Et s’il se trompe de têtes, peu importe !
« Nous sommes dans les ténèbres, dit-il. Il est bon que les chiens aboient même les passants, pour que les voleurs ne soient pas à craindre. »
Et Marat ajoute : « C’est le gouvernement qui accapare les grains pour nous faire acheter au poids de l’or un pain qui nous empoisonne. »
Le Palais-Royal, c’est à leurs yeux la véritable Assemblée nationale.
C’est ici qu’on a sauvé la nation, les 12 et 13 juillet, et non à Versailles où siège une Assemblée encombrée par « six cents députés du clergé et de la noblesse ».
Ces députés-là savent pour la plupart que le peuple les soupçonne, et que l’ordre ne peut être rétabli que si des concessions satisfont ces hommes en armes que la Grande Peur a fait se lever depuis la mi-juillet.
Dans la nuit du 4 au 5 août, les nobles libéraux – le vicomte de Noailles et le duc d’Aiguillon – puis les membres du clergé, les représentants des provinces et des villes abandonnent leurs privilèges. Dans les jours qui suivent, l’Assemblée décide l’abolition du régime féodal, l’égalité devant l’impôt, la suppression des dîmes.
En fait, l’Assemblée annulait seulement les charges seigneuriales qui « avilissent l’homme » – servitude, banc à l’église, armoiries –, les droits réels devaient être rachetés…
Mais l’enthousiasme empêche de s’attarder à ces différences pourtant capitales.
À l’Assemblée, « on pleurait. On s’embrassait. Quelle nation ! Quelle gloire, quel honneur d’être français ! ».
À trois heures du matin, le 5 août, Lally-Tollendal s’écrie :
« Que l’union du peuple couronne l’union de tous les ordres, de toutes les provinces, de tous les citoyens ! Que l’Assemblée proclame Louis XVI restaurateur de la liberté française. »
Les députés scandent : « Vive le roi ! Vive Louis XVI, restaurateur de la liberté française ! »
Le 10 août, afin de rétablir l’ordre, l’Assemblée arrête que les municipalités peuvent requérir l’armée. Les officiers à la tête de leurs troupes devront jurer de rester fidèles « à la nation, au roi, à la loi ».
Puis, le 26 août, l’Assemblée adopte en préambule à la Constitution la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
« L’oubli et le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics », énonce le préambule, placé sous les « auspices de l’Être suprême ».
C’est l’esprit des Lumières, le déisme des philosophes qui s’exprime ici.
« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. »
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
Mirabeau s’emporte. Il regrette qu’on ne « prononce pas sans équivoque la liberté religieuse ».
D’autres s’inquiètent qu’il n’y ait pas de droit d’association, ni de réunion, de pétition. Mais la plupart s’enthousiasment devant « les tables de la loi » de la révolution.
La Déclaration n’est pas seulement une arme contre l’arbitraire du régime monarchique. Elle a un caractère universel. Elle peut s’appliquer à toutes les sociétés humaines.
Et Barnave applaudit, déclare : « La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est notre catéchisme national. »
Louis a suivi jour après jour l’élaboration et le vote des arrêtés du 4 août, et de la Déclaration des droits. Il reste à élaborer la Constitution. Mais d’abord, il peut approuver ou refuser les décrets du 4 août.
Il sait par certains députés que les « monarchiens » – Mounier, Lally-Tollendal, Malouet – et les « patriotes » – le triumvirat, Barnave, Lameth, Duport – se sont rencontrés à l’initiative de La Fayette chez l’ambassadeur américain Jefferson pour une tentative de conciliation.
Les monarchiens estiment que l’Assemblée leur est favorable, qu’ils peuvent imposer dans la Constitution une deuxième chambre, peuplée de sénateurs à vie, et donner au roi un droit de veto sur les lois.
Ils oublient les « patriotes du café de Foy », cette « assemblée » du Palais-Royal, qui menacent de marcher sur Versailles si l’on donne au roi un droit de veto.
On discute. On tergiverse entre députés. On se sépare en « droite » et « gauche » pour ou contre le veto.
Le roi, habilement, ne publiera les décrets du 4 août « que si on lui accorde un droit de veto, fût-il suspensif, pour une durée de deux législatures ». Et la publication ne vaut pas acceptation pour le roi !
L’accord se fait pourtant le 22 septembre.
« Le gouvernement est monarchique, le pouvoir exécutif est délégué au roi pour être exercé sous son autorité par des ministres. »
Il dispose d’un droit de veto suspensif.
L’article 1 de la Constitution affirme : « Le gouvernement français est monarchique. Il n’y a point en France d’autorité supérieure à la loi ; le roi ne règne que par elle et ce n’est qu’en vertu des lois qu’il peut exiger l’obéissance. »
Mais à Troyes, le 9 septembre, le maire a été mis à mort par le peuple, qui l’accusait d’être un accapareur de grain. Mais le 12 à Orléans, dix mille chômeurs se rassemblent, dévastent l’hôtel de ville, et l’émeute dure quatre jours, faisant quatre-vingts morts.
Mais Robespierre écrit : « Le veto royal est un monstre inconcevable en morale et en politique. »
Mais le libraire Ruault, membre de la garde nationale, note :
« Aujourd’hui on fait grand bruit du veto… Les ouvriers, les porte-faix, disent, au coin des rues, que le roi ne doit point avoir de veto. Il faut être témoin de tout ce qui se fait, et de tout ce qui se dit ici, parmi le petit peuple, pour savoir combien il est facile de le mettre en mouvement avec des paroles qu’il n’entend point ou qu’il entend à sa manière et de le porter aux plus cruelles et aux plus criminelles actions. Si ce veto était refusé au roi, il ne serait plus que le cheval de Caligula ou la botte de Charles XII. Nous serions livrés au despotisme de 8 à 900 démocrates, mille fois plus dangereux qu’un seul despote avec ses 3 ou 4 ministres… »