« Plus de classes qui nous divisent, nous sommes tous frères », a cependant proclamé dans son sermon à Notre-Dame l’abbé Fauchet, en bénissant les drapeaux de la garde nationale parisienne.
C’était le 27 septembre.
Mais Louis, dès le 5 août au matin, quelques heures après que l’Assemblée nationale l’a proclamé « restaurateur de la liberté française » et que le clergé et la noblesse ont renoncé à leurs privilèges, écrit à l’archevêque d’Arles :
« Je ne consentirai jamais à dépouiller mon clergé, ma noblesse… Je ne donnerai pas la sanction à des décrets qui les dépouilleraient ; c’est alors que le peuple français pourrait m’accuser d’injustice et de faiblesse. Monsieur l’Archevêque, vous vous soumettrez aux décrets de la Providence ; je crois m’y soumettre en ne me livrant point à cet enthousiasme qui s’est emparé de tous les ordres mais qui ne fait que glisser sur mon âme. »
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Louis, en ces derniers jours de septembre 1789, chasse. Et ses longues chevauchées dans les forêts aux chaudes couleurs d’automne le rassurent.
Il se sent vigoureux. Il éperonne, il tire sur les rênes, il cabre sa monture. Il force des sangliers et des cerfs. Il les abat d’une main qui ne tremble pas.
Et dans le crépuscule, d’un pas lent, il passe entre les pièces alignées côte à côte sur l’herbe humide.
Elles sont plusieurs dizaines. Il s’arrête devant les plus puissantes qu’il a parfois lui-même affrontées le coutelas à la main. Comme il l’a toujours fait.
Il lui semble un instant même que rien n’a changé, que rien ne changera, que rien ne doit changer.
Il l’a écrit à l’archevêque d’Arles, il y a deux mois : les événements ont glissé sur son âme.
Il est toujours le roi, décidé à enfoncer sa tête dans les épaules quand la tempête souffle, mais à ne rien céder ; sinon en apparence.
D’ailleurs, la Providence est la grande ordonnatrice, et il ne sert à rien de vouloir échapper à sa loi.
Il rentre au château.
Le régiment de Flandre, fidèle, est arrivé le 23 septembre à Versailles. Cela aussi desserre cette angoisse qui par moments l’étouffait.
Peut-être, comme il l’espère depuis de nombreuses semaines, les choses rentrent-elles dans l’ordre ?
Necker a réussi à faire accepter une contribution extraordinaire, patriotique, qui représenterait le quart du revenu et du capital de chaque citoyen, et c’est un discours de Mirabeau qui, le 26 septembre, a convaincu l’Assemblée de voter ce nouvel impôt.
Louis a dû reconnaître le talent de ce tribun, dont il se méfie, et Marie-Antoinette encore plus que lui.
Mais le peuple aime Mirabeau, l’appelle « notre bonne petite mère », et les députés ont tremblé quand Mirabeau a évoqué « la hideuse banqueroute, elle menace de consumer, vous, vos propriétés, votre honneur… Gardez-vous de demander du temps, le malheur n’en accorde jamais… ».
L’Assemblée s’est levée et a voté le décret créant l’impôt à l’unanimité.
Peut-être pourra-t-on échapper à ce gouffre des finances royales, cause de tous les maux depuis deux siècles, a dit Mirabeau.
Mais peut-il se fier à cet homme qui serait au service et à la solde du duc d’Orléans, ou de Monsieur, le comte de Provence ?
Et c’est lui pourtant qui ne cesse de proposer des plans à Louis pour sauver la monarchie. Son intermédiaire est le comte de La Marck, un grand seigneur et grand propriétaire terrien en Flandre française et autrichienne, partisan de la révolution qui secoue Bruxelles, et député de la noblesse aux États généraux.
Louis le reçoit. Mirabeau se fait pressant, n’hésitant pas à dire, en cette fin septembre : « Oui, tout est perdu, le roi et la reine périront et, vous le verrez, la populace battra leurs cadavres. »
Louis redevient sombre. La joie de la chasse se dissipe.
Il y a tant de conjurations qui se trament contre lui. Celle du duc d’Orléans, celle du comte de Provence, et celle de La Fayette, promu général de la garde nationale, Gilles César, ainsi que l’appelle Mirabeau.
Mirabeau qui aspire sans doute à remplacer Necker. Et La Fayette voudrait devenir lieutenant général du royaume, le trône ayant été dévolu au dauphin, un enfant de quatre ans. Et Louis se demande même si le comte de Provence, son propre frère, n’a pas les mêmes ambitions !
Et c’est pourquoi Louis hésite chaque fois qu’on lui propose de quitter Versailles – de s’enfuir, pour dire le mot juste –, de gagner Metz ou Rouen. Et l’on profiterait alors de son départ, de ce qu’il ressent comme un abandon de ses devoirs, de son peuple, pour prononcer sa déchéance au bénéfice du dauphin et d’un lieutenant général.
Mais Louis chaque fois est tenté de céder, de répondre, en partant, au vœu de la reine. Elle voudrait le convaincre de fuir, mais elle restera auprès de lui, s’il demeure en France.
Et cependant, depuis le 25 septembre, elle voit, elle écoute Axel Fersen, qui s’est installé à Versailles, et voudrait que Marie-Antoinette échappe à ces poissardes, à ces « enragés du Palais-Royal » qui la haïssent.
Mais Louis a confiance. Marie-Antoinette fera face, comme lui. Et ce jeudi 1er octobre 1789, Louis est satisfait. Il a tué deux cerfs, dans les bois de Meudon. Et ce soir, les officiers des gardes du corps ont invité à dîner les officiers du régiment de Flandre, et le banquet de deux cent dix convives se tiendra dans la salle de l’Opéra du château.
Lorsque le roi, la reine et le dauphin paraissent dans leur loge, on les acclame.
La reine porte le dauphin dans ses bras et, accompagnée du roi, elle fait le tour de la longue table en fer à cheval.
On scande : « Vive le roi ! », « Vive la reine ! », « Vive le dauphin ! »
On chante : « Ô Richard ! Ô mon roi l’univers t’abandonne ! »
Plus tard, des officiers escaladent la loge royale. Puis, quand la famille royale s’est retirée, les officiers se rassemblent dans la cour de Marbre, au pied des appartements royaux. Deux ou trois d’entre eux grimpent jusqu’au balcon doré.
« C’est ainsi, Sire, qu’on monte à l’assaut, nous nous vouons à votre service seul », disent-ils.
Un officier crie : « À bas les cocardes de couleur, que chacun prenne la noire, c’est la bonne ! »
Il s’agit de la cocarde autrichienne. La reine paraît enchantée.
Le samedi 3 octobre, les officiers de la garde nationale refusent l’invitation que leur lancent les officiers du régiment de Flandre. Le dimanche 4, les dames de la Cour distribuent des cocardes blanches : « Conservez-la bien, c’est la seule bonne, la triomphante. »
Et à ceux qui l’acceptent elles donnent leur main à baiser.
Les gardes nationaux rejettent l’offre.
La reine est heureuse, le regard plein de défi.
Louis se tait.
Comme Marie-Antoinette et les dames de la Cour, comme tous ceux présents à ce banquet, il a été emporté par l’enthousiasme, l’ardeur des officiers, leur ivresse, mais quand il a vu certains officiers, des gardes du corps et du régiment de Flandre, arracher les cocardes tricolores et les fouler aux pieds, crier « Foutre de l’Assemblée ! », il a été dégrisé.