Il en est chaque jour ainsi.
Le peuple ne se lasse pas. Il veut voir, surveiller, interpeller, menacer, acclamer aussi. Et Louis a le sentiment que ce palais est comme un navire échoué, une épave autour de laquelle viennent rôder les naufrageurs.
Les gardes du corps ont été remplacés par des gardes nationaux. Louis ne craint pas pour sa personne, mais pour la reine et le dauphin.
Il a vu l’enfant se cacher dans les bras de sa mère. Il entendu dire : « C’est bien vilain ici, maman. » Et
Marie-Antoinette a répondu : « Louis XIV y vivait bien. » Mais le Grand Roi avait voulu échapper au Paris de la Fronde, s’éloigner de la multitude, il avait construit Versailles.
Et Marat, dans L’Ami du peuple, a bien mesuré la révolution dans la Révolution que représentent le retour du roi à Paris et l’installation de l’Assemblée nationale dans cette salle du Manège du palais. Il a écrit : « C’est une fête pour les Parisiens de posséder enfin leur roi. »
« Posséder », ce mot comme un carcan, un joug : le roi est devenu le sujet de ses sujets, qui ont refusé de le rester.
Ils sont là, autour du palais, prêts à piller l’épave.
Ils remplissent les tribunes de la salle des séances de l’Assemblée. Ils interviennent dans les discussions. On dit même que des « bandes soudoyées » sont payées, endoctrinées dans les cafés du Palais-Royal, pour empêcher le vote de telle ou telle motion, applaudir tel orateur.
Ces quelques centaines d’hommes et de femmes imposent ainsi leur loi aux députés réunis dans cette salle du Manège.
« Les députés sont au Manège, plaisante-t-on, mais les écuyers sont au Palais-Royal. »
Et dans les tribunes on se dresse, on proteste, dès que l’Assemblée veut condamner des actes de violence.
Or des voitures de grains sont encore pillées, le 20 octobre, faubourg Saint-Antoine, et une émeute éclate à Senlis, faisant vingt-quatre morts.
Brissot rapporte dans Le Patriote français : « On a encore l’affligeant spectacle de boulangers assiégés par une foule considérable de peuple. »
Le 21 octobre, un boulanger du quartier de Notre-Dame, François, qui chaque jour fait plus de six fournées, est accusé de cacher du pain, de préparer des petits pains frais pour les députés. La foule l’arrache aux gardes nationaux, qui tentent de le protéger.
Une femme crie au procureur de l’Hôtel de Ville : « Vous faites toujours esquiver nos ennemis mais votre tête répond de la sienne. »
On entraîne François. On le pend, à la lanterne, place de Grève, et sa tête est tranchée, et promenée par les rues au bout d’une pique.
Bailly, au nom de la Commune de Paris, obtient de l’Assemblée qu’elle vote une loi martiale permettant de disperser les attroupements.
Des drapeaux rouges seront portés dans toutes les rues, et aux carrefours. L’un d’eux sera suspendu à la principale fenêtre de l’Hôtel de Ville.
« À ce signal tous les attroupements, avec ou sans armes, deviendront criminels et devront être dispersés par la force. »
Robespierre est intervenu pour s’opposer à cette loi. « Quand le peuple meurt de faim, il s’attroupe, dit-il. Il faut donc remonter à la cause des émeutes pour les apaiser. »
Il parle d’un complot pour affamer Paris. Il condamne la loi martiale qui risque d’étouffer la liberté.
Marat s’indigne :
« Insensés, s’écrie-t-il, croyez-vous que c’est un bout de toile rouge qui vous mettra à couvert des effets de l’indignation publique ? »
Dans ce numéro des 10 et 11 novembre 1789 de L’Ami du peuple, Marat justifie l’émeute, la violence, les morts qu’elles provoquent.
« Est-il quelque comparaison à faire entre un petit nombre de victimes que le peuple immole à la justice dans une insurrection et la foule innombrable de sujets qu’un despote réduit à la misère ou qu’il sacrifie à sa fureur ?… Que sont quelques gouttes de sang que la populace a fait couler dans la révolution actuelle pour recouvrer sa liberté… auprès des torrents qu’en a fait répandre la coupable ambition d’un Louis XIV ? »
Il ajoute :
« La philosophie a préparé, commenté, favorisé, la révolution actuelle, cela est incontestable. Mais des écrits ne suffisent pas. Il faut des actions. C’est donc aux émeutes que nous devons tout… »
Il se moque des « cœurs sensibles qui ne voient que l’infortune de quelques individus victimes d’une émeute passagère » et qui oublient « la foule opprimée, massacrée pendant des siècles entiers ».
Il veut « verser de l’eau-forte dans les blessures », « afin de réveiller le peuple contre ceux qui lui donnent de l’opium ».
Et la loi martiale ne peut avoir été proposée que par « un ennemi du bien public… ».
Cette apologie de l’émeute choque, scandalise, inquiète Bailly, certains districts de la Commune de Paris.
Bailly fait saisir les presses sur lesquelles on imprime L’Ami du peuple. Marat est même arrêté, mais relâché presque aussitôt sur intervention de La Fayette.
C’est que les oppositions politiques se sont exacerbées, et les ambitions des uns et des autres avivées, parce que chacun comprend qu’on est entré dans une nouvelle période. Il s’agit d’organiser le nouveau régime et non plus de se contenter de la Déclaration des droits de l’homme, et des articles principaux d’une Constitution.
Et sur chaque question évoquée à l’Assemblée, les opinions des députés divergent.
On craint Mirabeau. On sait qu’il a rencontré La Fayette. Qu’il voudrait être ministre, conseiller le roi, la reine, ou devenir le mentor de Monsieur, comte de Provence, frère du roi.
L’Assemblée vote une disposition selon laquelle un député ne peut être ministre, façon d’écarter Mirabeau !
Et Marie-Antoinette dit, hautaine, au comte de La Marck qui lui propose une fois de plus un « plan » de Mirabeau pour sauver la famille royale en préparant leur fuite :
« Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau ! »
Autre débat, quand l’Assemblée décide que ne pourront voter que les citoyens actifs qui paient une contribution directe et ont plus de vingt-cinq ans, et ne sont pas domestiques… Quant aux autres, les passifs, ils sont exclus du vote.
« Il n’y a certainement de vrais citoyens que les propriétaires », dit un constituant.
Le suffrage sera à plusieurs degrés et ne pourront être élus à l’Assemblée que ceux qui paient une contribution de un marc d’argent.
Robespierre s’insurge : « Cela revient à déclarer, dit-il, que l’homme qui a cent mille livres de rente est cent mille fois plus citoyen que l’homme qui n’a rien ! »
On l’accuse de susciter le désordre, et même d’être, affirme la presse royaliste – L’Ami du roi, Les Actes des apôtres –, le neveu du… régicide Damiens !
Nouvelle opposition lors du vote sur la proposition de l’évêque d’Autun, Talleyrand, de la mise à la disposition de la nation des biens du clergé – l’État prenant à sa charge le salaire des membres du clergé : nouvelles fractures dans le pays.
Le haut clergé s’arc-boute, refuse de laisser déposséder l’Église de ses biens.
« Vénérables cultivateurs, écrit l’évêque de Tréguier, si aujourd’hui on envahit les propriétés des premiers ordres de l’État, qui vous garantit les vôtres pour l’avenir ? »
Mais l’État a besoin d’argent : les biens de l’Église devenus biens nationaux serviront à gager les assignats – bons du Trésor – avec lesquels l’État paiera ses dettes.