Si la mort frappe d’abord Louis XV, ce qui est dans l’ordre naturel des choses, il sera roi.
Et cela l’accable.
Et l’échéance se rapproche, puisque la mort continue à faucher.
La mère de Louis – la dauphine – meurt en 1767, puis, en mars 1768, c’est la reine Marie Leczinska – la grand-mère de Louis – qui est emportée.
Et à chacun de ces décès c’est le dauphin – car Louis XV n’assiste pas par exemple au service solennel à Saint-Denis en l’honneur de la reine – qui préside ces cérémonies funèbres, à la lourde et minutieuse étiquette.
Alors que Louis n’est pas encore roi, ces obligations auxquelles il se soumet le paralysent, même s’il tente de donner le change. Mais son visage rond marqué par l’ennui et presque le désespoir, son regard éteint, ses gestes gauches, ne trompent pas.
Il sait aussi qu’il ne peut combler les attentes de Louis XV, qui ne cesse de regretter la mort du dauphin Louis-Ferdinand, son fils.
« Vous avez bien jugé de ma douleur, écrit le roi au duc de Parme, je me distrais tant que je peux, n’y ayant point de remède, mais je ne puis m’accoutumer de n’avoir plus de fils et quand on appelle mon petit-fils, quelle différence pour moi, surtout quand je le vois entrer. »
Alors Louis, pour se protéger de cette déception, s’enferme en lui-même, son corps s’alourdit comme si la graisse devenait une carapace, et la myopie le moyen de ne pas voir, d’ignorer la réalité.
Mais parfois il rompt le silence où il se terre, et dans une réponse à La Vauguyon, il révèle son amertume et sa solitude :
« Eh, Monsieur, qui voulez-vous que j’aime le plus ici, où je ne me vois aimé de personne ? »
Mais il faut accepter, subir ce que Dieu impose.
Et le choix de Dieu s’exprime par la voix de Louis XV.
C’est le roi qui trace la route, qui, conseillé par son ministre Choiseul, est décidé à renforcer l’alliance avec l’Empire des Habsbourg, et le plus symbolique et le plus efficace c’est de préparer le mariage du dauphin avec une archiduchesse autrichienne.
Le 24 mai 1766, l’ambassadeur de Vienne à Paris, le prince Stahrenberg, écrit à l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche :
« Votre Majesté sacrée peut dès ce moment regarder comme décidé et assuré le mariage du dauphin et de l’archiduchesse Marie-Antoinette », la plus jeune des filles de Marie-Thérèse.
Louis XV l’a confirmé à l’ambassadeur autrichien, qui ajoute :
« C’est aux bons offices de Monsieur de Choiseul – le premier des ministres – que je dois principalement un succès que j’avais fort à cœur d’obtenir. »
Il n’est pas dans les usages que l’on se préoccupe des sentiments du dauphin de France. La vie de Louis, duc de Berry, Louis XVI à compter du 10 mai 1774, est donc dessinée sans qu’il ait à y redire. Et les choix accomplis au nom de la tradition, de la politique et des décisions royales, des contraintes dynastiques, ont modelé la personnalité de Louis.
Mais maintenant qu’il est roi, il doit régner.
Il n’est pas sûr de lui.
On ne lui a pas appris à gouverner.
Il sait chasser, battre le fer comme un forgeron ou un serrurier, ou même tracer un sillon tel un laboureur, mais il ignore l’art de la consultation et de la décision politiques.
Il cherche autour de lui des appuis, des conseils.
Son père, Louis-Ferdinand, avant de mourir, avait dressé une liste de personnalités qui pourraient l’aider de leurs avis. Il interroge ses tantes, mais les filles de Louis XV sont de vieilles demoiselles, dévotes. L’une d’elles, Louise, a même pris le voile au carmel de Saint-Denis.
Il se méfie de sa jeune femme Marie-Antoinette, qui n’a pas dix-neuf ans et qui est tout entière soumise aux stratégies du nouvel ambassadeur autrichien Mercy-Argenteau, qui veut d’abord servir Vienne.
Il écoute les uns et les autres, hésite entre deux anciens ministres, Machault et Maurepas, l’un de soixante-treize ans, l’autre de presque soixante-quatorze !
Il choisit d’abord, sur le conseil de ses tantes, Machault, puis, cédant à d’autres influences, il opte pour Maurepas, exilé par Louis XV dans son château de Pontchartrain. Là, Maurepas reçoit tout ce que Paris compte d’esprits éclairés, proches de cet « esprit des Lumières », ouvert à l’économie, aux idées que le « parti philosophique », Voltaire, l’Encyclopédie défendent et répandent.
Cet homme-là pourrait être son conseiller.
Il lui adresse donc la lettre qu’il avait d’abord écrite à Machault.
« Monsieur, dans la juste douleur qui m’accable et que je partage avec tout le royaume, j’ai pourtant des devoirs à remplir.
« Je suis roi : ce seul mot renferme bien des obligations, mais je n’ai que vingt ans. Je ne pense pas avoir acquis toutes les connaissances nécessaires. De plus je ne puis voir aucun ministre, ayant tous été enfermés avec le roi dans sa maladie. »
Les risques de contagion imposent qu’il ne les consulte pas avant neuf jours.
« J’ai toujours entendu parler de votre probité et de la réputation que votre connaissance profonde des affaires vous a si justement acquise. C’est ce qui m’engage à vous prier de bien vouloir m’aider de vos conseils et de vos lumières.
« Je vous serais obligé, Monsieur, de venir le plus tôt que vous pourrez à Choisy où je vous verrai avec le plus grand plaisir. »
La lettre est déférente, presque humble. Elle touche et flatte le vieux courtisan qu’est Maurepas.
Dès le 13 mai, il est à Choisy. Il voit Louis XVI, comprend que le jeune roi ne veut pas d’un premier ministre mais d’un mentor, et le rôle convient à Maurepas.
« Je ne serai rien vis-à-vis du public, dit Maurepas. Je ne serai que pour vous seul. »
Les ministres travailleront avec le roi et lui, Maurepas, offrira son expérience.
« Ayons une conférence ou deux par semaine et si vous avez agi trop vite, je vous le dirai.
« En un mot je serai votre homme à vous tout seul et rien au-delà. »
Et Maurepas ajoute :
« Si vous voulez devenir vous-même votre premier ministre, vous le pouvez par le travail… »
Le premier Conseil se tient le 20 mai 1774 au château de la Muette situé en bordure du bois de Boulogne.
Louis XVI écoute les anciens ministres de Louis XV.
Dans ce Conseil et les suivants, on lit les dépêches sans les commenter. Le roi s’ennuie, n’intervient pas, quitte brusquement le Conseil sans même qu’on ait fixé la date du suivant.
Seule décision : le roi renonce par un édit du 30 mai au « don de joyeux avènement », et la reine à un autre impôt, tous deux destinés à célébrer l’accession au trône d’un nouveau souverain.
Quand, dans le bois de Boulogne, le peuple aperçoit Louis XVI qui se promène à pied sans gardes du corps parmi ses sujets, puis la reine qui vient à sa rencontre à cheval et que les deux jeunes gens s’embrassent, « le peuple bat des mains ».
« Louis XVI semble promettre à la nation le règne le plus doux et le plus fortuné », peut-on lire dans les gazettes.
3
Ces acclamations, cette ferveur populaire spontanée, autour du château de la Muette, ces hommes et ces femmes qui s’agenouillent sur son passage, qui veulent baiser ses mains, ou simplement toucher ses vêtements, rassurent Louis XVI.
Il embrasse de nouveau Marie-Antoinette, et la foule crie : « Vive le roi ! Vive la reine ! »
Tout brusquement paraît simple, évident comme un ciel qui s’est éclairci.
Les sujets aiment leurs souverains. Le roi incarne le royaume et l’ordre du monde, les Français le savent et l’acceptent.