Et aux Tuileries, la reine est anxieuse. Axel Fersen chaque fois qu’il la rencontre la met en garde sur les dangers que court la famille royale.
Et Marie-Antoinette fait part au roi de ses craintes, de l’angoisse qu’elle éprouve, du sentiment qu’elle a d’être ici, dans ce palais des Tuileries, au cœur de
Paris, surveillée par le peuple comme une prisonnière.
Elle dit :
« Il faudra bien s’enfuir : on ne sait pas jusqu’où iront les factieux ; le danger augmente de jour en jour. »
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Louis ne répond pas à Marie-Antoinette quand, déterminée mais la voix nouée par l’émotion, elle lui parle de la nécessité de fuir ce palais des Tuileries, qui est en effet comme une prison, et dont les « enragés du Palais-Royal » peuvent en entraînant le peuple forcer l’entrée.
Et ce qui s’est passé à Versailles le 6 octobre montre que cette populace ne respecte pas le caractère sacré de la famille royale.
Louis ne l’ignore pas.
Il a tremblé pour la reine et le dauphin. Il lit les journaux, les pamphlets qui invitent à « purger » la nation, l’Assemblée, les municipalités des « nobles et des prélats » et aussi des « plébéiens ineptes et corrompus ». C’est Marat qui dans chaque numéro de son journal recommande la vigilance, contre les « noirs complots qui vont former un orage affreux ». « Déjà il gronde sur nos têtes », dit-il.
Ce Marat est devenu populaire. La municipalité de Paris l’a poursuivi, arrêté, mais il s’est réfugié en Angleterre, et il est revenu.
Et il interpelle le roi :
« Répondez-moi, Louis XVI ! Qu’avez-vous fait pour que le ciel fît un miracle en votre faveur, vous fasse différent de ce que sont les rois, des despotes ?… L’histoire n’est remplie que de leurs forfaits… Je vous juge par votre conduite passée. Je vous juge par vous-même… Ne vous flattez pas de donner le change aux patriotes clairvoyants. »
Louis a ces propos en tête lorsqu’il reçoit le comte Axel Fersen qui réussit à pénétrer discrètement dans le palais des Tuileries, et qui, presque chaque nuit, se rend au château de Saint-Cloud quand la famille royale est autorisée à y séjourner.
Louis connaît les sentiments de Fersen à l’égard de la reine. Mais peut-être à cause de cela, il croit au dévouement de ce noble suédois, qui répète « qu’il n’y a qu’une guerre extérieure ou intérieure qui puisse rétablir la France et l’autorité royale ».
Louis ne s’y résout pas, et c’est aussi pourquoi il ne veut pas fuir.
Il veut attendre encore.
Mille signes montrent que nombreux sont les députés qu’inquiètent l’anarchie, les désordres, les jacqueries qui continuent d’ensanglanter plusieurs régions : le Quercy, le Périgord, la Corrèze, la Bretagne.
Les bourgeois de la capitale, comme le libraire Ruault, garde national, patriote, constatent que « Paris se remplit de pauvres et de mendiants qui accourent de toutes les villes et les campagnes. Cela inquiète tous les habitants ». Les citoyens actifs ne veulent pas être menacés, entraînés par les citoyens passifs. Et au club des Jacobins, ces derniers ne sont pas admis.
Et Marat condamne cette « assemblée d’imbéciles qui se vantent d’être frères et qui excluent de leur sein les infortunés qui les ont affranchis ».
Louis pressent qu’il y a là un ferment de profonde division des « patriotes ». On ne suit pas Marat ou Robespierre, qui pensent que « l’égalité des droits comporte celle des jouissances ».
Marat va jusqu’à écrire, interpellant les députés :
« Votre fameuse Déclaration des droits se réduit, en dernière analyse, à conférer aux riches tous les avantages, tous les honneurs du nouveau régime. Ce serait donc en faveur des seuls heureux du siècle que s’est opérée la glorieuse révolution… Mais qu’aurons-nous gagné à détruire l’aristocratie des nobles si elle est remplacée par l’aristocratie des riches ? »
Cette « supplique de dix-huit millions d’infortunés » effraie la majorité des patriotes.
Louis s’en convainc, quand il reçoit de nouvelles avances de Mirabeau qui veut arracher le pays à l’anarchie, et propose de réviser la Constitution, de « rétablir le pouvoir exécutif dont la plénitude doit être sans restriction et sans partage dans la main du roi ».
Et en même temps, Mirabeau refuse l’idée d’une « contre-révolution », comme celle dont rêve le comte d’Artois.
Depuis Turin, le frère du roi tente de soulever le sud de la France, en ravivant les haines qui opposent protestants et catholiques.
Tout s’y prête. Le refus par l’Assemblée – quatre cent quatre-vingt-quinze voix contre quatre cents – déclarer le catholicisme religion d’État.
La décision de dépouiller l’Église de ses biens, de les « nationaliser », de les vendre.
L’interdiction des vœux monastiques. La dissolution des ordres religieux et, pour finir, le vote d’une Constitution civile du clergé (12 juillet 1790) qui fait élire les curés et les évêques par les citoyens actifs.
Et puisque les membres du clergé sont salariés par l’État, exiger d’eux un serment à la nation, à la loi, au roi, et le respect de la Constitution. Et la lecture à l’église des décrets et des lois !
Déjà de nombreux curés et évêques annoncent qu’ils ne seront pas des prêtres « jureurs », qu’ils choisiront d’être « réfractaires », puisque le pape n’a pas été consulté sur cette « Constitution civile ».
Et les curés qui ont tant apporté au tiers état passent pour une bonne part d’entre eux à la réserve, voire à la condamnation de la révolution.
Ils s’indignent que le pasteur Rabaut Saint-Étienne ait été élu président de l’Assemblée au mois de mars, et qu’il déclare :
« Le clergé n’est plus un ordre ! Il n’est plus un corps, il n’est plus une république dans l’Empire… Les prêtres pourront marcher à la cadence de l’État. Il ne reste plus qu’à les marier. »
Un incendie vient d’être allumé, et les envoyés du comte d’Artois l’attisent, dans ces provinces où les guerres de religion, la révocation de l’édit de Nantes, les persécutions ont laissé des traînées sanglantes.
À Toulouse, la procession qui rappelle et chante l’extermination des albigeois donne naissance à une émeute entre « aristocrates » et « patriotes ».
On se bat entre catholiques et protestants à Montauban. À Nîmes, on comptera quatre cents morts. À Avignon, on revendique le rattachement du comtat à la nation après avoir battu les « papistes ».
Puis, les paysans des Cévennes, armés de piques, de fusils et arborant la cocarde tricolore, descendent de leurs villages pour mater les « noirs », les aristocrates et les « calotins ».
Louis sent qu’il y a pour la monarchie une partie à jouer. Le chaos, l’anarchie, les jacqueries, la misère, le regain des haines religieuses, la misère et ces ateliers de charité qu’il faut créer, les troubles qui se produisent dans tous les corps de troupes et qui opposent officiers « aristocrates » et gradés roturiers, alliés aux soldats patriotes, tout cela peut faire que le peuple enfin retourne vers son roi.
Mais il faut agir habilement, et d’abord dissimuler, convaincre que l’on accepte et soutient ce qui a été accompli.
Louis n’éprouve aucun trouble à l’idée de cacher sa pensée.
Il est le roi. Son devoir sacré est de préserver son autorité, afin de sauver sa dynastie, son royaume, d’y ramener l’ordre et la paix.
Et il veut le faire avec sagesse, en n’ayant recours à la force que s’il n’y a pas d’autres voies.