On soupçonne des intrigues, des manœuvres, le duc remplaçant le roi, un Orléans un Bourbon.
Mais on n’accorde guère attention à cette hypothèse.
On écoute et amplifie les rumeurs selon lesquelles les armées autrichiennes marcheraient sur Paris.
Puis on se précipite aux Tuileries où tous les appartements sont ouverts. On ne vole rien. Seul un portrait du roi disparaît, et on déchire les exemplaires des journaux royalistes, Les Actes des apôtres, L’Ami du roi, trouvés sur un guéridon. Et on se retire quand les scellés, à deux heures de l’après-midi ce mardi 21 juin, sont posés.
Après, dans les mes, on passe au noir de fumée les mots « roi » ou « royal ».
« Le soir, note un témoin, dans le jardin des Tuileries et celui du Palais-Royal, on faisait d’un air tranquille et rassuré les motions les plus injurieuses au roi et à la royauté. Imaginez ce que l’on peut dire de plus avilissant vous serez encore au-dessous. »
On entend : « Capet est assez gras pour ce que l’on veut en faire ! »
« On fera des cocardes avec les boyaux de Louis et d’Antoinette et des ceintures avec leurs peaux. On réclame leurs cœurs et leurs foies pour les cuire et les manger. »
Sur une pancarte accrochée aux grilles, on lit : « Il a été perdu un roi et une reine, récompense honnête à qui ne les retrouvera pas. »
« Le roi s’est détrôné », commente un évêque constitutionnel.
Et Gouverneur Morris évoque « la nature basse et cruelle du roi. Il est brutal et hargneux. Il n’est pas étonnant qu’un pareil animal soit détrôné ».
L’Ami du peuple et Le Père Duchesne sont impitoyables.
« Voici le moment de faire tomber les têtes des ministres et de leurs subalternes », écrit Marat.
« Bougre de lâche ! Foutu tartufe ! Je savais que tu n’étais qu’une bougre de bête, mais je ne te croyais pas le plus scélérat, le plus abominable des hommes », martèle le Père Duchesne.
Pourtant, l’Assemblée dans sa majorité s’inquiète de cette « nouvelle révolution » qui semble commencer.
Il faut éviter ce saut dans l’inconnu. Maintenir contre l’évidence que le roi a été enlevé, qu’il pourrait être suspendu, mais non détrôné.
La Fayette, qui envoie des courriers dans toutes les directions pour se saisir de la famille royale afin de la ramener à Paris, ne parle dans les ordres qu’il donne que de roi enlevé.
Mais Le Père Duchesne écrit :
« Bougre de Capet, tu seras trop heureux si tu ne laisses pas ta tête sur l’échafaud… Ah je me doute bien que tu vas encore faire le bon apôtre et que secondé des jean-foutre du Comité de Constitution, tu vas promettre monts et merveilles. On veut encore te foutre la couronne sur ta tête de cerf, mais non, foutre, ça ne sera pas ! D’un bout à l’autre de la France il n’y a qu’un cri contre toi, contre ta foutue Messaline, contre toute ta bougre de race. Plus de Capet, voilà le cri de tous les citoyens… Nous te foutrons à Charenton et ta garce à l’hôpital. »
Sur la route, la berline a déjà quatre heures de retard à Châlons-sur-Marne.
Les dragons du marquis de Bouillé se sont repliés.
Les paysans armés de piques et de bâtons, la garde nationale avec des fusils, les ont entourés, inquiets de la présence de ces troupes.
À huit heures moins cinq du soir, au relais de Sainte-Menehould le maître de poste Drouet, qui a servi à Versailles dans les dragons, croit reconnaître la reine, qu’il a souvent vue, et le roi, en la personne de ce valet de chambre dont le profil ressemble à celui gravé sur les écus et frappé sur les assignats.
Il observe, il doute, il se tait, laisse la grosse berline et le cabriolet repartir.
Il est huit heures dix, ce mardi 21 juin.
Et tout à coup deux courriers, qui traversent Sainte-Menehould. Ils arrivent de Paris. Ils annoncent la fuite du roi.
Les dragons ne les ont pas arrêtés.
Drouet s’élance avec un autre ancien dragon, Guillaume.
Ils passent à Clermont-sur-Argonne, où les hussards au lieu d’escorter les voitures royales ont crié avec les paysans : « Vive la nation ! », et ont refusé d’exécuter les ordres concernant ces voitures suspectes, cette berline énorme, pleine comme un œuf sans doute d’émigrés.
Les hussards sont désarmés, et Drouet et Guillaume, par des chemins de traverse qui sinuent dans la forêt, gagnent Varennes-en-Argonne, où ils découvrent la berline à l’arrêt dans le haut du village. Ils avertissent le procureur-syndic, l’épicier Sauce, le décident à établir une barricade sur le pont qui enjambe l’Aire. Les voitures arrivent, s’immobilisent.
Le procureur exige que les voyageurs descendent, entrent chez lui. Le tocsin sonne. Les paysans, la garde nationale se rassemblent. Le procureur est allé chercher le juge Destez qui a vécu à Versailles.
Pendant ce temps, Drouet compare le visage du valet de chambre avec le profil royal figurant sur les monnaies.
« C’est le roi, dit-il, qui d’autre d’ailleurs aurait eu le pouvoir de rassembler autant de troupes ! »
« Si vous pensez que c’est votre roi, vous devriez au moins le respecter davantage », s’écrie la reine.
Voici le juge.
Il avance dans la petite pièce envahie par la foule.
Et brusquement, il se jette à genoux : « Ah ! Sire ! » s’exclame-t-il.
Louis hésite, se lève.
« Eh bien oui, je suis votre roi. Voici la reine et la famille royale. »
Il embrasse le procureur-syndic, le juge-syndic puis tous ceux qui l’entourent.
Il est minuit et demi, le mercredi 22 juin.
Lorsque cent cinquante hussards arrivent à Varennes, il est trop tard.
Les paysans occupent la rue. La garde nationale a mis deux canons en batterie. Drouet lance : « Vous n’aurez le roi que mort. »
Les hussards se replient, menacés d’être pris entre deux feux, et les femmes sur l’ordre de Drouet sont remontées dans les maisons et sont prêtes à lapider les soldats.
« Les hussards confèrent ensemble, raconte Drouet, et l’instant d’après viennent se jeter dans les bras de la garde nationale. Leur commandant s’est échappé. »
On crie : « Vive la nation ! »
« Ils eurent bien tort de céder si facilement, conclut Drouet, les canons dont on les menaçait n’étaient pas chargés. »
Mais de tous les villages voisins, des paysans armés de faux, de piques, de fusils et de bâtons arrivent, éclairés par des torches.
Le tocsin de toutes les églises sonne.
Il y aura bientôt dix mille paysans à Varennes.
À cinq heures du matin, ce mercredi 22 juin, les courriers de La Fayette arrivent et présentent au roi le décret ordonnant le retour du roi et de la famille royale à Paris.
« Il n’y a plus de roi de France », dit Louis.
Louis voudrait retarder l’instant du départ. Il espère encore l’arrivée des troupes du marquis de Bouillé, ces trois cents hommes du Royal-Allemand.
Il feint de dormir. On le réveille. Les paysans, les gardes nationaux, les autorités municipales souhaitent qu’on se mette aussitôt en route pour Paris, car ils craignent le massacreur de Nancy, ce marquis de Bouillé.
Mais le pays tout entier est soulevé, et le Royal-Allemand n’interviendra pas. Le marquis de Bouillé, après s’être replié à Montmédy, préfère s’enfuir au Luxembourg.
Le roi et la famille royale n’ont plus qu’à se soumettre, à entendre les cris de la foule venue s’entasser le long de la route qui conduit à Sainte-Menehould, à Châlons-sur-Marne.
Les voitures royales roulent lentement, escortées d’une dizaine de milliers d’hommes à pied et à cheval.
Les injures, les menaces, toute une violence accumulée depuis des siècles, refoulée, explose, éruption vengeresse. Et Louis ne sait que répéter : « Je ne voulais pas sortir du royaume. »