« Il n’y a que le prix du pain qui les occupe. »
C’est bien plus que cela dont il s’agit ! Louis le pressent.
Il a décidé de se promener souvent à cheval dans les divers quartiers de Paris.
N’a-t-il pas accepté d’être le roi des Français, et monarque constitutionnel ?
Il veut savoir quel accueil le peuple lui réserve.
Et il a durement ressenti l’indifférence, presque méprisante, de ce peuple qui lève à peine la tête lorsque passe le roi.
Et rue Montmartre les marchandes d’herbes et de marée ont crié « Le gros sot ! », « Le gros sot ! ».
On dit que les Jacobins avaient payé ces harengères.
Elles ont insulté le roi, voilà ce que Louis retient.
Et il comprend, sans l’approuver, Marie-Antoinette lorsqu’elle dit : « Tous les dangers possibles plutôt que de vivre plus longtemps dans l’état d’avilissement et de malheur où je suis. »
Mais Louis craint cette « guerre civile » qui conduit comme à Avignon, à Rouen ou à Caen à des affrontements sauvages, qui rappellent ceux des guerres de religion.
En Vendée, les prêtres réfractaires persuadent les fidèles que les mariages et les baptêmes célébrés par des prêtres constitutionnels sont nuls et sans valeur, qu’il faut donc se remarier, se rebaptiser. Et le trouble, le désarroi, et la colère saisissent les familles.
Louis est blessé dans sa foi par cette atteinte à la religion du royaume.
Il sait que plusieurs des nouveaux députés – Brissot, Vergniaud, journalistes, avocats (quatre cents inscrits au barreau) dont un grand nombre ont moins de trente ans – ont fréquenté les clubs, les sociétés de pensée, les assemblées populaires, les loges maçonniques, et sont athées. Leurs prédécesseurs à l’Assemblée nationale constituante – ainsi Robespierre – étaient déistes, croyaient à l’Être suprême.
Et Louis ne peut accepter de sanctionner le décret qui déclare suspects de révolte tous les prêtres qui refuseront le serment et leur retire leur pension, les éloigne ou les punit de deux ans de détention, et interdit le partage des églises entre les réfractaires et les constitutionnels. Louis usera de son droit de veto.
Et il fera de même contre un décret qui exige le retour en France des émigrés – et des dizaines de milliers ont quitté le royaume – dans un délai de deux mois, sinon ils seront poursuivis comme conjurés et punis de confiscation des biens et de mort.
Louis a certes demandé à son frère comte de Provence de rentrer, tout en sachant bien que celui-ci refusera.
Mais c’est manière de tenter de montrer qu’il n’est pas complice des émigrés rassemblés en une « armée » à Coblence.
Et il n’a fait qu’appliquer la Constitution en utilisant ce droit de veto qu’on lui a attribué.
Mais au Palais-Royal, on l’accuse de trahison. Ce veto, écrivent les journaux patriotes, « est un boulet que l’Assemblée nationale s’est condamnée à traîner avec elle ».
Et Brissot, à la tribune de l’Assemblée, déclare qu’il faut sommer les souverains étrangers d’expulser les émigrés.
« Il est temps, dit-il, de donner à la France une attitude imposante, d’inspirer aux autres peuples le respect pour elle et pour sa Constitution. »
Louis relit ce discours de Brissot, ces mots qui tonnent, que reprend un autre député, Isnard, en condamnant les « endormeurs ».
Louis est fasciné et révulsé par la violence des articles du Père Duchesne pour qui les prêtres réfractaires ne sont qu’une vermine, « des monstres plus cruels et plus féroces que des tigres et dont il faut enfin purger la terre ».
« … Il n’y a qu’à un beau jour me foutre tous ces bougres-là sur des navires et les amener à Cayenne… foutre il faut trancher dans le vif ! »
Louis se souvient des têtes au bout des piques, de cet homme égorgé dans un fossé, non loin de Châlons-sur-Marne, lors du retour de Varennes. Ce ne sont donc pas seulement les prêtres réfractaires qui sont condamnés. Le Père Duchesne désigne aussi à la haine les émigrés.
« Je veux, foutre, qu’on n’épargne pas davantage toute la foutue canaille des ci-devant.
« Il faut nous emparer de leurs femmes et de leurs enfants et les foutre à la gueule du canon. Nous verrons, foutre, s’ils sont assez scélérats pour tirer sur ce qu’ils ont de plus cher et pour se frayer un chemin sur leurs cadavres. »
Comment Louis, lié à cette noblesse qui est l’ossature du royaume, lui qui en est l’incarnation et l’expression, qui est leur roi, comment, monarque de droit divin, pourrait-il accepter de se plier à cette volonté de détruire et la noblesse et le clergé ?
D’ailleurs, même s’il a prêté serment à la Constitution, on l’accuse de « grimace et de tartuferie » !
Chaque camp hait l’autre, et craint d’être massacré.
Le Parisien par l’émigré et l’étranger, le noble par le révolutionnaire enragé !
Le risque est celui de la guerre civile : « Fous contre fous, enragés contre enragés, oh la belle opposition ! Quelle maladie grand Dieu. »
Louis murmure :
« L’esprit infernal a pris le dessus en France, le don de Dieu s’est retiré de nous. »
Et Louis partage le sentiment de Suleau, ce journaliste royaliste, qui écrit : « Les esprits sont aigris, les cœurs ulcérés, les vues sont divergentes, les intentions se croisent… La France est désorganisée dans toutes ses parties. Il est donc urgent de repolicer par des lois exécutables ce malheureux pays que la simple déclaration des droits de l’homme a plus décivilisé que ne l’aurait fait une irruption de tous les sauvages du nord de l’Amérique. »
Il faut agir, accepter, et même susciter la guerre avec les souverains étrangers. Et puisque, parmi les Jacobins, Brissot, Vergniaud, la majorité veulent l’affrontement, dans l’espoir, comme le dit Brissot, d’accuser la Cour de complicité avec l’ennemi, il faut aller dans leur sens.
Brissot dit : « Les grandes trahisons ne seront funestes qu’aux traîtres. Nous avons besoin de grandes trahisons. »
Soutenons-le.
Prenons garde à Robespierre qui se méfie de la guerre : « Domptons nos ennemis intérieurs et ensuite marchons contre nos ennemis étrangers », dit-il.
Retournons le plan de Brissot qui répète : « Voulez-vous détruire d’un seul coup l’aristocratie, les réfractaires, les mécontents ? Détruisez Coblence, le chef de la nation sera forcé de régner par la Constitution. »
Et si au contraire la guerre rendait au roi toute sa puissance ? Et balayait la Constitution ?
Louis écoute Marie-Antoinette, elle-même conseillée par Fersen. Sa décision est précise : il va se présenter à l’Assemblée nationale le 24 décembre, dire qu’il est prêt à sommer l’électeur de Trêves de disperser, avant le 15 janvier 1792, les émigrés qui se rassemblent dans l’électorat.
N’est-il pas un bon défenseur de la Constitution et de la nation ?
Mais Louis prend la plume et adresse un courrier à Breteuil, qui dans l’émigration est son représentant.
Il écrit d’une main qui ne tremble pas, pour exposer ses objectifs : « Au lieu d’une guerre civile ce sera une guerre politique, et les choses en seront bien meilleures. L’état physique et moral de la France fait qu’il lui est impossible de soutenir une demi-campagne… Il faut que ma conduite soit telle que dans le malheur, la Nation ne voie de ressources qu’en se jetant dans mes bras. »
Louis est heureux de l’intimité et de la complicité que la situation, les malheurs, ont fait naître entre lui et Marie-Antoinette.
C’est elle qui lui demande d’écrire au roi de Prusse. Et le canevas de la lettre a été préparé par Fersen.
« Un congrès des principales puissances de l’Europe appuyé d’une force armée serait la meilleure manière pour arrêter ici les factieux, donner les moyens de rétablir un ordre plus désirable et empêcher que le mal qui nous travaille puisse gagner les autres États de l’Europe. »